samedi 18 mai 2024

Révélation


Isild Le Besco, actrice, scénariste et réalisatrice, fait le récit de sa vie, son enfance et comment elle est devenue actrice dans Dire Vrai.
Elle explique notamment comment elle était la proie parfaite pour accepter l’inacceptable toute sa vie.
Dès son enfance dans une famille dysfonctionnelle (toutes les familles sont dysfonctionnelles, mais certaines le sont plus que d'autres !), elle a eu le réflexe de la dissociation : son corps n'est plus connecté à son esprit et à ses émotions.
Elle n'a jamais voulu passer pour une victime, jusqu'à ce qu'elle se prenne un coup dans le train par une personne sous l'emprise de la drogue.
En parlant d'emprise, cela devrait servir à toutes celles (j'utilise le féminin parce que la majorité des victimes sont des femmes) qui n'ont pas l'occasion de s'exprimer en public ou d'être publiées.
Le livre tombe à pic pour asséner le coup sur ces artistes, cinéastes — dont Benoît Jacquot et Luc Besson — et autres hommes de pouvoir (connus ou inconnus du coin de la rue) qui se croient tout permis. (Je me dis qu'en ce moment il y a en a qui doivent se faire discrets pour se faire oublier...)
Il faut du courage pour s'exprimer, se dévoiler, dire sa vérité quand on est de nature discrète : c'est s'exposer. Mais c'est aussi une question de survie, dit-elle. Cela passe par l'écriture et par un livre parce qu'il "n'y a que l'écriture qui permet de regarder son passé en face et de mettre chacun face à ses responsabilités." Il fallait au moins ces quelque 170 pages pour tout nuancer, peser chaque mot avec sensibilité.
Et l'on sent aussi cette urgence à dire enfin la vérité, cette libération.
D'ailleurs, ce livre est une telle confession qu'il est difficile de le laisser en cours : il faut le finir d'une traite, aller au bout.
C'est un témoignage émouvant, bouleversant et nécessaire.

Aujourd'hui, je me fais l'avocate de celle que j'étais, qui n'avait ni les mots, ni l'aisance sociale, ni l'entourage pour la protéger...
Ces exemples - parmi d'autres - illustrent comment une enfant se construit dans un monde d'adultes. Quels que soient ses interlocuteurs, elle est constamment ramenée à son rang de jeune fille inexpérimentée, bien qu'elle ait un contrat d'adulte.
Cette mécanique favorise le déséquilibre des forces, accroissant le sentiment d'illégitimité qui rend la jeune fille plus vulnérable. 

Denoël, 2024, 176 pages.

vendredi 17 mai 2024

Sur les routes du passé

Quel plaisir de s'embarquer à nouveau dans les errances, tribulations et réflexions des personnages de Pierre-Louis Rivière ! On entre dans son texte, tout en délicatesse et poésie, avec une grande délectation.
Pour ceux et celles qui ne connaissent pas l'île de La Réunion, où se situe une grande partie du roman, Ligne Paradis est un quartier rural de Saint-Pierre, en hauteur.
Les deux personnages principaux, Mad et Gabriel, qui se retrouvent après s'être perdus de vue depuis des années et se promènent régulièrement en voiture sur les routes tortueuses des Hauts de l'île.
Les noms des personnages valent qu'on s'y attarde un peu. Mad est le diminutif de Marie-Madeleine, personnage biblique, et veut aussi dire fou ou folle en anglais. Elle est d'ailleurs un rien fofolle, expansive et pleine de vie. Son nom est Técher — on entend T'es chair — et elle multiplie les aventures et les partenaires.
Les hommes, qui semblent plus éthérés, mystérieux et introvertis, portent des noms d'anges : Gabriel et Angi.
Au fil de ces longues virées, Mad se livre et se délivre peu à peu. L'habitacle du véhicule est le réceptacle idéal pour les confidences, alors que le paysage défile et que les deux protagonistes n'ont pas à affronter leurs regards en face à face. Elle cache des secrets et veut changer d'identité.
On ne sait presque rien du narrateur, mais lui aussi cache une vie secrète.
Un roman plein de tiroirs secrets, dont certains s'ouvrent et d'autres éveillent notre imagination. 

À rouler ainsi des heures durant le long des routes qui sinuent à travers le relief chaotique de l'île, il me semble que nous parcourons les milliers de vaisseaux sanguins qui irriguent un monstrueux cerveau de basalte. Nous sommes les particules infimes qui nous déplaçons le long des courbes infinies qui composent les circonvolutions du cerveau d'un géant assoupi. Mais peu à peu, nous devinons que les accidents du terrain se mêlent insensiblement aux méandres de notre propre cerveau. Nous venons à la rencontre de zones délaissées, à moitié effacées par le temps, nous frôlons des à-pic, nous nous tenons au bord de gouffres insondables, noyés de brume, nous longeons des ravines bouillonnantes.

Orphie, 2023, 240 pages.

Lire aussi :
- un entretien avec Pierre-Louis Rivière ;
- Todo mundo ;
- Clermance Kilo, voyante extralucide ;
- Le Vaste monde
;
-
Vertige.

jeudi 2 mai 2024

Mémoires vives

Le titre du roman de Keigo Higashino, Mondes parallèles, Une histoire d'amour, résume bien, mais partiellement, le sujet du livre puisqu'il s'agit aussi d'une grande histoire d'amitié.
C'est l'histoire de trois chercheurs en neuroscience, deux hommes et une femme, qui travaillent sur la réalité virtuelle et la mémoire, dans le même laboratoire.
Mais les deux hommes, qui sont liés depuis l'enfance par une profonde amitié, sont tous les deux amoureux de la femme.
Ce trio de chercheurs est donc tiraillé entre un très grand respect pour les autres et de très forts sentiments d'amour. Leurs vies personnelles et professionnelles sont inextricablement mêlées.
Par le jeu des flashbacks, tout s'emmêle entre les trous de mémoires, les faux (ou vrais) souvenirs, les fantasmes et la réalité. Tout est poreux, se confond ou s'inverse. Des disparitions inquiétantes et des incohérences commencent à se produire.
L'auteur nous tient brillamment en haleine dans ce dédale mystérieux jusqu'au dénouement final.

Actes Sud, traduit du japonais par Sophie Refle, collection Exofictions, 2024, 336 pages.