mercredi 31 août 2016

Rock movie dans l'océan Indien

Rock Sakay est le premier roman d'Emmanuel Genvrin qui n'en est pourtant pas à sa première œuvre (lire l'entretien).
C'est l'histoire de Jimi, un jeune Réunionnais, têtu et débrouillard, qui va bourlinguer de La Réunion à Madagascar puis en France métropolitaine, à la poursuite de la belle et insaisissable Janis — ils aiment le rock et se sont attribués les noms de leurs héros. Les filles défilent dans ses bras mais elle seule compte, jusqu'au bout. 
Emmanuel Genvrin profite de ce rock movie, qui se déroule dans les années 1977 à 1994, pour aborder des pans de l'histoire réunionnaise et malgache peu connus comme la Sakay, une colonie agricole de centaines de Réunionnais à Madagascar de 1952 à 1977, ou le Bumidom, bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre-mer. 
Jimi est un électron libre toujours en action : il travaille à la chaîne dans l'usine Simca-Chrysler, dort dans un foyer Sonacotra, devient héroïnomane, puis intermittent du spectacle dans le show-biz, repart en clandestin à Madagascar, retrouve son enfant, revient à La Réunion, à nouveau en métropole, et passe de la musique au théâtre... J'en passe et des meilleurs.
Un roman initiatique prenant, trépidant, avec des personnages attachants.

Édition Gallimard, collection Continents noirs, 2016, 208 pages.

mardi 30 août 2016

Des femmes passent et repassent

Constance l'a quitté. La rupture a déposé des traces visibles de laisser-aller et de chagrin dans l'univers de Jacques. Celui-ci décide de prendre Une femme de ménage — c'est le titre du roman de Christian Oster. D'hésitations en acceptations, il se laisse convaincre, la laisse entrer dans sa vie.
Parfois malgré lui, parfois de son fait, sur un coup de tête, il s'engage dans une fuite un peu folle et de plus en plus passionnée.
Une écriture sensible, étonnante, piquetée d'humour cocasse.

Éditions de Minuit, collection double poche n° 24, 2003, 224 pages. 

dimanche 21 août 2016

Ne pas arrêter de lire

On pourrait ne pas arrêter de lire Arrêter d'écrire de David Markson, dont le titre original est This is not a novel. En effet, ce n'est pas un roman, malgré ce que stipule la couverture de l'édition française, au sens classique du terme. Arrêter d'écrire, ce serait plutôt : comment casser les codes de l'écriture, comment réinventer le roman.
Cette pure création, dont la contradiction saute aux yeux dès le titre, est un texte fragmenté entre réflexions sur une nouvelle façon d'écrire un roman (sans personnages, sans intrigue, sans décor, sans description, etc.) et succession d'anecdotes véridiques sur des personnages célèbres, des artistes ou des écrivains : leurs violons d'Ingres, la cause de leur mort et autres détails tragiques, ironiques ou absurdes. Le classement de ces faits, dans un rapprochement loufoque, fait parfois ressortir des similitudes entre les personnages. Le tout avec un humour typiquement anglais.

Éditions Le Cherche Midi, traduit de l’américain par Claro, collection Lot 49, 2007, 192 pages.

jeudi 18 août 2016

Autopsie d'une étoile

Dans L'autre qu'on adorait, son dernier roman d'autofiction, Catherine Cusset dissèque, avec précision et dans un style incisif, la trajectoire de son ami Thomas.
Il est fascinant, brillant, parfois trop franc, exalté, passionné, hyperactif, excessif en tout. La narratrice s'adresse à lui à la deuxième personne du singulier, comme s'il était encore vivant et pour éviter la distance du il.
Tu te sentais pourtant si proche de Proust — de la personne autant que de l'œuvre. Si des centaines de pages de la Recherche se passent à décrire des dîners, c'est en raison du temps que Proust y a consacré. L'un comme l'autre, vous êtes invités partout parce qu'il n'y a pas de convive plus intelligent, érudit, attentif, original et drôle : on ne s'ennuie jamais avec vous.
Il émigre aux États-Unis où il commence une carrière de professeur d'université qui aurait dû être remarquable, lui qui était promis à un brillant avenir, mais sa procrastination et ses maladresses lui ferment les portes, les unes après les autres. Impétueux voire violent, dispersé, il devient de plus en plus ingérable. Un mal le consume. D'échecs amoureux en plans sur la comète et en dérapages, sa dérive est inéluctable.

Éditions Gallimard, Collection Blanche, 2016, 304 pages.

mardi 16 août 2016

Les mots des crépuscules bleus

Engloutie dans le chagrin quand j'ai perdu quelqu'un de cher, il m'est difficile de m'échapper dans la lecture, à moins de trouver une proximité dans d'autres histoires de deuil. À la mort de mon frère, j'avais beaucoup lu sur le sujet, beaucoup acheté de livres. Puis, après une période de repli et d'immersion, il me fallait à nouveau de l'air et respirer d'autres univers.
Trois étés plus tard, dans les mêmes conditions fulgurantes, sans signes avant coureurs et sans merci, c'est mon ami André qui disparaît. J'ai donc cherché dans ma bibliothèque un livre qui irait dans le sens de mes états d'âme.
J'ai retrouvé Le bleu de la nuit de Joan Didion. Après L'année de la pensée magique (lire ma chronique) qui rendait hommage à son mari, je savais qu'elle y parlait de sa fille adoptive, décédée alors qu'elle n'avait pas 40 ans.
L'écriture est sans pathos, pudique, mais se veut directe. Elle est d'une profonde acuité, hantée par certains souvenirs ou par des bouts de phrases prononcées, entendues. Les confidences reviennent par petits coups délicats compléter — préciser — les précédentes et abordent des sujets complexes, comme ses impulsions confuses autour de l'adoption.
C'est comme quand quelqu'un meurt, mieux vaut ne pas s'appesantir dessus.
Mais Le bleu de la nuit n'est pas seulement dédié à sa fille. Faisant référence à la mort des proches qui partent avant nous, alors que cela n'était pas censé arriver, Joan Didion parle de la solitude et de la vieillesse, ce crépuscule bleu de la vie où il n'est pas de bon ton de se plaindre alors que l'on décline, que tout se dérobe autour, qu'on se sent vulnérable, fragile, et qu'il n'y a plus personne à appeler en cas d'urgence.
Et par ce livre, la journaliste et romancière américaine — une icône outre-Atlantique — voulait prouver encore une fois qu'elle était capable d'écrire une histoire vraie.
Je me suis juré de garder le cap. "Garder le cap" était l'impératif qui se réverbérait en écho jusqu'à l'autre bout de la ville. En vérité je ne savais pas du tout ce qui se passerait si je n'y arrivais pas. En vérité je ne savais pas du tout ce qu'était le cap.
Éditions Le Livre de poche, 2014, 224 pages (éditeur d'origine Grasset).