jeudi 30 septembre 2021

Objets trouvés

Après L'anomalie qui a remporté le Prix Goncourt 2020 et battu des records de tirages, Hervé Le Tellier nous offre une œuvre oulipienne complètement différente, un objet ludique, humoristique et poétique, décalé avec son air rétro et classique mais revisité au présent et original : L'herbier des villes. Choses sauvées du néant.
Il s'agit, non pas de plantes glanées dans la campagne pour un herbier classique, mais d'objets trouvés et collectés dans la rue, des tickets, des papiers... plutôt égarés et échappés de la poubelle ou du balai. Comme toujours pour l'Oulipo, il y a une règle du jeu d'écriture que l'auteur indique en début d'ouvrage.
Ces objets, tellement communs et destinés au rebut, parfois rebutants, parfois étonnants, n'ont habituellement pas grand intérêt, ou plus du tout, mais les voilà épinglés, c'est-à-dire fixés en photographies, dûment étiquetés avec nom latin et vulgaire, élevés au rang de précieux spécimens.
Sur la page de droite, en vis-à-vis, se trouve un haïku plein de clins d'œil, à la typographie et la composition recherchées.
Enfin, ce recueil d'objets est lui-même un bel objet.

Éditions Textuel, 2021, 96 pages.



dimanche 26 septembre 2021

Le pays des rides heureuses

La journaliste économique Marie Charrel qui a su nous envoûter avec son roman Les Danseurs de l'aube, ou son enquête romancée Je suis ici pour vaincre la nuit, vient de publier Qui a peur des vieilles ?, un essai sur un passionnant sujet de société : l'âgisme.
Il s'agit des discriminations fondées sur l'âge, qui s'accompagnent souvent de sexisme puisque ce sont surtout les femmes qui en font les frais, en tout cas beaucoup plus tôt que les hommes.
En effet, une des inégalités entre les hommes et les femmes est l'âge, et le regard qu'on porte sur les personnes mûres. Après 45 ou 50 ans, les femmes deviennent étrangement transparentes.
L'autrice s'est plongée dans l'étude de ce phénomène — presque un tabou — en croisant les références culturelles (films et livres), les analyses historiques et sociologiques, et des dizaines de témoignages de personnes connues ou inconnues (surtout des femmes).
Très instructif, son livre tend également un miroir à chacun, homme ou femme.
Malgré tout, les personnes interrogées et concernées ne vivent pas si mal leur maturité. Car des tabous commencent à tomber. Les diktats et les injonctions se floutent. S'il reste encore des progrès à accomplir, le changement de regard est en chemin. Même si, comme on le voit dans la presse féminine d'un article à l'autre dans le même numéro, des injonctions contradictoires persistent.
Alors pourquoi tant de jeunisme ? On est toujours la vieille ou le vieux de quelqu'un d'autre. À quel âge est-on vieux et comment bien vieillir ? Et peut-être que la question est : qui a peur de vieillir ?
Comme l'écrit Belinda Cannone dans La Tentation de Pénélope

"Alors soyons puissantes, mes sœurs, parce qu'ainsi s'entretiendront la joie de vivre et le feu."

Le résultat est un essai vivant, passionnant et revigorant.

Éditions Les Pérégrines, 2021, 288 pages.

samedi 25 septembre 2021

Zone d'ombres dans la zone blanche de la zone humide de la zone à défendre

Zone blanche est le troisième roman de Jocelyn Bonnerave. Il mêle l'intime et le politique.
Une zone blanche est un territoire où le réseau téléphonique ne passe pas. Le narrateur est un musicien célèbre qui débarque dans une ZAD (zone à défendre) où vivait son frère qui a disparu et qu'il a un peu perdu de vue. La zone à défendre est une zone humide, qui abrite une écrevisse rare, menacée par un projet d'enfouissement de déchets. Ce n'est pas son milieu, ni la voie qu'il a choisi. Mais petit à petit, il va faire connaissance avec ses habitants, leurs sympathisants, leurs valeurs, leur mode de vie, leurs combats... mais aussi leurs opposants.
Des souvenirs d'enfance vont surgir. En même temps, il va découvrir la vie que menait son frère ces dernières années.
L'auteur nous entraîne d'emblée dans son histoire, un thriller qu'on ne peut plus lâcher. Le style coule et joue avec les mots avec une grande justesse, une pointe d'humour et beaucoup d'émotions. Les images jaillissent avec force et élégance.
Jocelyn Bonnerave a également écrit une thèse sur l'improvisation musicale. On le sent dans son élément pour parler de sons et de concerts. Du bon son, sans fausse note.
Un excellent roman, sur le fond et la forme. À défendre.

Un passage particulièrement savoureux :

    Mes pas me mènent au chantier d'Émeline. Le lieu a été baptisé « West » par les premiers occupants, il y a trois ou quatre ans un simple hangar au départ, devenu peu à peu une maison en paille, située en vis-à-vis de la vieille ferme de Jussy par rapport à la route. Jussy ressemble à « J'y suis » : presque logiquement, les nouveaux venus inventèrent « Jirest », ce qui en disait long sur leur ténacité. Les habitants de la ZAD adorent jouer avec les mots, s'appuyer ainsi sur le cadastre existant pour créer de nouveaux noms. Ça part dans tous les sens. À côté du Gros Caillou, deux yourtes se sont montées, d'abord Petit Genou puis Grand Hibou. Le lieu-dit « Les fosses noires » a créé « Les vraies rouges ». Une ancienne maison de maître est devenue « La villa mais d'ici ». La bibliothèque installée dans une fermette, non loin d'un silo à grains, est appelée « L'ivraie ». Les premiers jours, je souriais avec un peu de complaisance en découvrant ces jeux de mots qui me semblaient faciles, pas si éloignés des trouvailles de coiffeurs, les terribles Créa'tif, Capill'hair, etc. Maintenant que les paroles aristocratiques de mes chansons ne me comblent plus, j'en suis à jalouser cette inventivité qui, sous couvert de blague, donne à des espaces toujours menacés de destruction une vraie pérennité. Même détruit, Jirest demeure, Jirest est un mot, un bon mot dans les mémoires.

Éditions La Brune au Rouergue, 2021, 224 pages.