mercredi 29 mai 2019

Un été lumineux

Quelle magnifique surprise ce grand et court roman de l'Irlandaise Claire Keegan !
Les trois lumières est l'histoire d'une petite fille confiée un été à un couple d'oncle et tante, les Kinsella, car sa mère attend encore un bébé. Le père la conduit en voiture et on comprend vite qu'il est joueur, étourdi, menteur.
Petit à petit l'enfant va découvrir un autre monde d'adultes, plus aisé, calme et affectueux.
En peu de temps pour lire ce court roman, je suis passée du fou rire (une scène cocasse où ce qui est familier dans une famille est décalé chez une autre) aux larmes.
Un roman magnétique, vraiment puissant, tout en détails surprenants et délicats.
Je me tiens là et observe le feu, en m'efforçant de ne pas pleurer. Il y a longtemps que je n'ai pas fait ça et, en le faisant, je me souviens que c'est vraiment le pire qu'on puisse faire. Je sens plus que j'entends Kinsella quitter la pièce.

Sabine Wespieser éditeur, 2011, 112 pages (paru en poche chez 10/18).

mercredi 22 mai 2019

Madame rêve

Madame Jules, le deuxième roman d'Emmanuel Régniez, est l'histoire de Madame Jules qui aime passionnément Monsieur Jules, son mari son amant, qui l'aime aussi passionnément.
Tout serait si simple et irait parfaitement bien dans ce monde aussi parfait et simple si, à une soirée mondaine, un imbécile à moitié ivre n'était venu tenir des propos salaces et introduire le ver dans le fruit du bonheur conjugal.
En quelques mots, quelques phrases, il va jeter le trouble, le malaise, le questionnement. Ces fantasmes d'un éméché — un stupide jaloux — ont formé des images dans l'esprit de Monsieur et Madame, surtout Madame Jules.
Madame rêve...
Et nous emporte dans ses tourments.
C'est le style envoûtant d'Emmanuel Régniez qui jette le trouble, tout en circonvolutions, répétitions, obsessions, caresses et tortures.
Connaissons-nous la part nocturne des êtres, leur secret, leurs secrets amoureux ? Je ne pensais pas, un jour, me poser cette question à propos d'autres que Monsieur Jules, mon mari mon amant. Je voudrais connaître les secrets des autres.
Éditions Le Tripode, 2019, 134 pages. 
Le premier roman d'Emmanuel Régniez, Notre château, est désormais disponible en poche (collection Météore).

mardi 21 mai 2019

Vampirisme littéraire

Le Vampyre de John Polidori est la nouvelle qui a marqué l'histoire du vampirisme en littérature, en tout cas le premier récit moderne du genre qui a remporté un succès en son temps et a inspiré d'autres écrivains par la suite, dont Bram Stoker et son Dracula.
Deux cents ans exactement après sa première publication en 1819, voici sa réédition avec une suite imaginée par Cyprien Bérard (en 1826), Lord Ruthwen ou Les Vampires, qui rassemble d'autres légendes plus anciennes de fantômes et revenants. Aujourd’hui encore, le thème n'en finit pas de ressusciter.
Mais l'histoire de ce Vampyre est troublante car Polidori a lui-même été inspiré par un brouillon du poète anglais Lord Byron et sa véritable histoire — on pourrait voir là une forme de vampirisme littéraire et d'autofiction.
Alors qu'ils étaient en villégiature près du lac Léman, Lord Byron, Percy Shelley et Mary Godwin (qui deviendra Mary Shelley) décident d'écrire sur le thème des fantômes. Mary Godwin commence alors son roman Frankenstein. Lord Byron se contente de quelques notes, dont s'emparera ensuite Polidori, qui était son médecin mais aussi son secrétaire.
Le personnage de Lord Ruthwen serait directement inspiré de la personnalité ambivalente de Lord Byron — qui trainait une réputation sulfureuse, voire maléfique autant que fascinante — et des relations plutôt tendues avec Polidori.
Et pour finir, la nouvelle Le Vampyre est signée par Lord Byron lors de sa première publication, histoire de jeter encore davantage le trouble dans nos esprits.

Éditions Aux forges de Vulcain, 2019, 240 pages.

samedi 18 mai 2019

Du grand Arlt

Eaux-fortes de Buenos Aires est un recueil des chroniques journalistiques et littéraires écrites par Roberto Arlt (journaliste, dramaturge, écrivain) dans les années 1928 à 1933 et publiées dans le journal El Mundo.
Elles sont si réalistes et vivantes qu'on les lit comme une conversation, une promenade en compagnie de l'écrivain, un feuilleton de l'époque ou des photographies commentées — d'où ce titre d'eaux-fortes, gravures à l'acide — mais certaines auraient pu être écrites ce matin.
Il étudie les mœurs de ses contemporains et y va de sa plume acérée, critique mais aussi comique, ironique, avec un style d'une grande modernité, au vocabulaire familier et argotique.
Nous voilà plongés dans le quotidien des rues de la capitale argentine, les rencontres du hasard, les personnages typiques de l'époque (L'homme au maillot ajouré), les boutiques insolites (Atelier de restauration de poupées), les traces du passé, des scènes vécues dans le tramway et autres mystères des attitudes humaines, les bienfaits de la gymnastique suédoise jusqu'à la jalousie, le célibat, les subtilités de la langue portègne... S'il lui arrive de broder sur le manque d'inspiration, il fait feu de tout bois, surtout quand le courrier des lecteurs lui tend de belles perches.
À un lecteur qui lui demande quels livres conseiller à des jeunes afin "d'en tirer un concept clair et profond de l'existence", son sang ne fait qu'un tour et il lui répond de façon caustique :
Vous n'avez donc rien d'autre à faire, très cher lecteur. Mais où vivez-vous ? Pouvez-vous vraiment croire, ne serait-ce qu'une seconde, qu'on puisse tirer des livres "un concept clair et profond de l'existence" ? Vous vous trompez, mon ami, vous vous trompez sur toute la ligne. Les livres, ça rend malheureux, croyez-en mon expérience. Je ne connais pas un seul homme heureux qui lise. Et j'ai des amis de tous les âges. Tous ceux qui ont des vies compliquées ont lu. Et ils ont beaucoup lu, malheureusement, beaucoup.
La chronique toute en contradictions est intitulée De l'inutilité des livres et présente les écrivains comme des baratineurs qui nous racontent des histoires et ne prétendent qu'à leur propre vérité et non une vérité universelle.
Et c'est pour cela que nous aimons lire, encore et encore, des pépites comme celle-ci.
Du grand Arlt.

Éditions Asphalte, 2019, 240 pages.
Avec une play-list sélectionnée par la traductrice Antonia García Castro pour une totale immersion dans l'univers de Roberto Arlt.

jeudi 16 mai 2019

Les mots piratés par les écrivains

Après le Dictionnaire des mots manquants et le Dictionnaire des mots en trop, voilà le Dictionnaire des mots parfaits, toujours dirigé par Belinda Cannone et Christian Doumet.
Parfaits ? Comment est-ce possible ? Il s'agirait plutôt de mots piratés par les écrivains.
Une cinquantaine d'auteurs répondent à la question : quels mots ont une signification toute personnelle, totalement détachée du sens commun ? Il ne s'agit donc, dans ce dictionnaire, comme dans les précédents, que de points de vue d'auteurs qui s'approprient des mots, les triturent et jouent avec — ce qui fait tout leur intérêt, leur originalité, leur charme et leur humour.
Car un écrivain ne se borne pas toujours à employer les mots dans leur acception orthonymique : il tend l'oreille aux ondes qu'ils propagent sur sa sensibilité et sur son imagination. Il chérit certains vocables auxquels, pour diverses raisons que notre Dictionnaire lui propose d'expliciter, il prête une épaisseur sémantique, des connotations et des échos secrets.
Prenons les premières lignes du mot air, vu par Didier Pourquery :
Sans air on meurt. Sans airs, j'étouffe. Il me faut de l'air dans les poumons et des airs plein la tête. De l'air, des airs. Mon grand-père roulait les R. Les airs ? Sa voix chantait comme l'air dans les pins et les airs des veillées de Gascogne. L'air est double. Le mot est aussi une lettre. L'air s'envole, l'R le retient. Je retiens l'air, je l'ai en mémoire, il flotte comme un souffle. L'air est toujours musical, c'est l'aria, la mélodie, harmonie qui vient de l'inspiration et part dans les cintres, projetée par le souffle. (...)
Les auteurs sont :  Nathalie Azoulai, Dominique Barbéris, Marcel Bénabou, Jean-Marie Blas de Roblès, François Bordes, Lucile Bordes, Geneviève Brisac, Belinda Cannone, Béatrice Commengé, Pascal Commère, Seyhmus Dagtekin, Jacques Damade, François Debluë, Frédérique Deghelt, Jean-Michel Delacomptée, Jean-Philippe Domecq, Suzanne Doppelt, Max Dorra, Christian Doumet, Renaud Ego, Pierrette Fleutiaux, Hélène Frappat, Philippe Garnier, Simonetta Greggio, Jacques Jouet, Pierre Jourde, Cécile Ladjali, Marie-Hélène Lafon, Frank Lanot, Bertrand Leclair, Alban Lefranc, Sylvie Lemonnier, Arrigo Lessana, Alain Leygonie, Jean-Pierre Martin, Nicolas Mathieu, Jérôme Meizoz, Gilles Ortlieb, Véronique Ovaldé, Guillaume Poix, Didier Pourquery, Christophe Pradeau, Henri Raynal, Philippe Renonçay, Pascale Roze, Jean-Baptiste de Seynes, François Taillandier, Yoann Thommerel, Laurence Werner David, Julie Wolkenstein, Valérie Zenatti.
Et leurs mots sont parfaits !

Éditions Thierry Marchaisse, 2091, 216 pages.

mardi 14 mai 2019

Sa mère en BD de luxe

De qui se venge Pixel Vengeur ? Mystère. Peut-être des autres auteurs de BD qu'il admire : Edgar P. Jacobs, Druillet, Mœbius, Loisel, Franquin, Chéret, Bilal, Hergé... Il s'immisce et imprime sa marque (jaune) dans leurs œuvres, ainsi que dans l'univers du manga et du magazine Le Psikopat, avec ses deux personnages, Black et le Suprême Mortamère. Ces deux-là sont très clairement inspirés de JoeyStarr et Kool Shen, le duo de Suprême NTM.
Les voilà donc propulsés dans des univers de BD où ils déboulent comme des chiens dans un jeu de quilles, plutôt balourds avec leur propres codes et langage. C'est notamment cette incongruité de la parodie qui est drôlissime.
Autant dire que c'est réjouissant et hilarant de bout en bout, bourré de jeux de mots, de trouvailles et de clins d'œil aux autres univers de bandes dessinées.
Cette intégrale est une réédition revue et corrigée de quatre tomes déjà parus, avec des fonds de tiroirs inédits : galerie de dessins et carnet de croquis. Elle est éditée dans la très belle collection de luxe Top Moumoute, vraiment tip top !

Éditions Rouquemoute, collection Top Moumoute, 2019, 264 pages.

dimanche 5 mai 2019

Histoire(s) d'émigrés espagnols

Dans les années 60, des centaines de milliers d'Espagnols quittent leur pays pour trouver du travail ailleurs en Europe, notamment en France et en Allemagne. Pour la plupart, partir est leur dernière chance de fuir la misère. Ils ne pensent qu'à travailler et économiser pour rentrer en Espagne. Quelques-uns ne comptent pas revenir ; ils fuir aussi d'autres drames, politiques ou personnels : désertion, différence sexuelle, honneur, lourds secrets de famille...
Ceux qui partaient officieusement et sans contrat ne pouvaient prétendre à un travail et étaient alors à la merci des mafieux et des exploiteurs.
Ce sont leurs histoires, commune et singulières, que le dessinateur espagnol Joaquin Aubert, dit Kim, raconte dans le roman graphique Un rêve d'ailleurs, à travers ses rencontres lors d'une année passée en Allemagne avant son service militaire.
Il mêle ses souvenirs de jeunesse, lui qui était plus chanceux que ses compagnons, aux confidences intimes et récits poignants des autres.
Une histoire des Espagnols loin de chez eux.

Éditions du Long Bec, 2019, 16,5 x 24 cm, 200 pages.

samedi 4 mai 2019

Des mots contre les sables mouvants

Ni essai sur la littérature ni récit autobiographique ni roman, et pourtant tout cela à la fois, c'est Bad girl, Classes de littérature de Nancy Huston.
Comment cette Canadienne abandonnée par sa mère en vient à l'écriture, sauvée également par la musique : c'est l'histoire de ce livre captivant et cultivé où l'autrice tutoie Dorrit, le fœtus qu'elle imagine avoir été dans sa folle et mouvementée famille.
Nous ne tombons pas du ciel, mais poussons sur un arbre généalogique.
Notre parcours serait donc lié à l'histoire de nos ancêtres et aux réparations et contre-pied que nous voulons (et croyons) apporter aux uns et aux autres de la famille (alors qu'ils ne demandent rien).
Élevée sur des sables mouvants, la petite Dorrit-Nancy cherche une solidité pour se reconstruire, ce qui passe par l'apprentissage de la musique et de la littérature.
Et elle trouve les mots.

Actes Sud, 2014, 272 pages.