jeudi 26 janvier 2017

Illusions d'optique

Attention : brillantissime mécanique ou comment regretter que le train arrive à l'heure alors qu'il ne reste que quelques pages avant de finir le roman...
Il s'agit de Jeux de miroirs, le premier roman traduit en français de l'auteur roumain Eugen Ovidiu Chirovici.
Les trois parties de cette histoire à tiroirs, façon poupées russes, s'emboîtent et se répondent d'un narrateur à l'autre. D'abord, un agent littéraire reçoit un début de manuscrit par mail à propos d'un meurtre non élucidé qui s'est déroulé dans les années 80. Or, l'auteur meurt juste avant que l'agent le contacte sans qu'on retrouve la fin et le dénouement de l'histoire. Ensuite, un journaliste est chargé d'en savoir davantage et notamment s'il s'agit d'une révélation ou d'une fiction sur une histoire vraie. Enfin, un ex-flic à la retraite qui avait enquêté à l'époque sur le crime, reprend du service pour finir son travail sur ce fait resté mystérieux. Chaque narrateur trouve de nouveaux éléments sans parvenir à mettre l'histoire au clair ou a de bonnes raisons personnelles de laisser tomber l'affaire. Les suspects impliqués ont tous leurs points de vues et de bonnes raisons de ne pas vouloir que la vérité éclate. Chaque fois, la même histoire rebondit et offre de nouvelles facettes, une nouvelle vérité, de nouvelles possibilités...
L'auteur raconte une anecdote, dans une note en fin d'ouvrage, sur la genèse de ce roman et pourquoi il a voulu écrire sur
...l'incroyable capacité de l'esprit humain à maquiller ou même à falsifier les souvenirs (...). Est-il possible d'oublier complètement un événement et d'en créer un faux souvenir ? Et si notre imagination était capable de transformer une réalité prétendument objective en quelque chose d'autre, qui nous appartient en propre ? L'esprit est-il en mesure de réécrire un événement donné, d'agir à la fois comme un scénariste et un metteur en scène ?
Un excellent polar. 

Éditions Les escales, 2017, 320 pages.

mardi 24 janvier 2017

Le toqué du tic-tac

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Le jour de mes sept ans, j'ai une espérance de vie de soixante-treize ans, quatre-vingt-onze jours et six heures. Je reçois une montre en cadeau d'anniversaire. Un modèle suisse à remonter soi-même. La Suisse a une frontière avec l'Allemagne de l'Ouest, la France, le Liechtenstein, l'Italie et l'Autriche.
Le Chronométreur de Pär Thörn — un jeune "performeur sonore" suédois, traduit pour la première fois en français — est l'histoire d'un personnage atteint d'un trouble obsessionnel compulsif (un TOC du tic-tac) : il compte tout, tout le temps.
Comme par un heureux hasard, il reçoit des montres en cadeau, à des moments clés de sa vie.
Son temps est compté et il mesure tout : la durée d'un rire et son heure, son pouls, son espérance de vie, le temps qui passe, etc. Sans compter que ses estimations de calculs sont parfois complètement farfelues.
Rien de grave, si ce n'est qu'un grain de sable vient toujours décaler le fil de ses pensées, enrayer l'engrenage de la montre, digresser vers l'absurde, et le comique finalement. Un petit écart, une association d'idées, met un grain de folie, d'angoisse ou de poésie dans la vie mesurée, ordinaire, où notre anti-héros crève d'ennui.
Naturellement, il en fait son métier et chronomètre aussi les autres. Dans cette course après le temps, le gain de productivité et d'efficacité du travail à la chaîne, tristement tayloriste, on pense aux Temps modernes de Chaplin, à l'univers de Jacques Tati, sous forme d'inventaire à la Prévert ou d'exercice de style oulipien.
Un texte cocasse, poétique et réjouissant, qui va forcément compter.

Quidam éditeur, traduit du suédois par Julien Lapeyre de Cabanes, collection Made in Europe, 2017, 124 pages.

jeudi 19 janvier 2017

Mais la vie sépare ceux qui s'aiment

Charles Nemes dans Deux enfants du demi-siècle peint un tableau délicat, d'une grande justesse, sur un ton parfois piquant et ironique, souvent attendrissant et plein d'humanité. En toile de fond : la société française des années soixante à aujourd'hui.
C'est l'histoire de Toussaint et Thérèse, qui se sont aimés adolescents mais que la vie a séparés (enfin, surtout à cause de leurs parents).
Chacun de son côté va suivre son chemin, rencontrer d'autres partenaires, élever des enfants, entretenir des rapports parfois difficiles avec la famille et les autres...
De toute évidence, ils doivent se retrouver.
Arrivé chez lui, Toussaint ne put s'empêcher de reprendre la lecture de Si c'est un homme, son cadeau d'anniversaire, qu'il avait entamé la veille. Retrouvailles, côtes-du-rhône et littérature concentrationnaire, une soirée idéale, songea-t-il en se plongeant dans le récit. Des images de Thérèse vinrent se superposer aux phrases imprimées, visage enjouée de jeune fille et belle gravité de la femme d'aujourd'hui, yeux bleus et silhouette imprécise ; Toussaint eut encore le temps de se dire qu'il ignorait si elle se parfumait désormais, tant leurs embrassades avaient été brèves, puis il s'endormit tout habillé, le livre à la main.
Mais Charles Nemes sait nous tenir en haleine dans un grand plaisir de lecture. Alors que tout semble revenir à la source, couler de source, la vie se passe rarement comme on l'avait imaginée... et la fin de ce roman est pour le moins inattendue.

HC éditions, 2017, 208 pages.

mercredi 18 janvier 2017

Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout

Mourir un peu de Sylvie Germain sort en livre de poche.
L'occasion de se replonger dans cet essai et dans l'œuvre de cette philosophe.
Comme dans la plupart de ses livres, l'imaginaire et le sacré se mêlent dans une quête spirituelle. L'interrogation de départ est ce paradoxe : Partir c'est mourir un peu.
Comment peut-on mourir un peu ? Pourquoi un peu, alors que, comme en amour, ce serait plutôt tout ou rien ?
Pourquoi le mal et la souffrance et pourquoi le silence de Dieu ? Dieu est-il mort un peu, passionnément ou pas du tout ?
Partir c'est mourir un peu, beaucoup, passionnément, à la folie — pas du tout. La partance est mourance, la mourance est mouvance et nouvelle naissance — selon les pas dans les traces desquels on aventure ses propres pas. Car on n'invente jamais de chemins radicalement neufs, inédits ; d'autres toujours nous ont précédés, ont déjà défriché les broussailles, exploré telle ou telle contrée mentale, telle ou telle piste spirituelle, établi des topographies de l'inconnu, proposé des interprétations.
Sylvie Germain marche dans les pas des autres mais trace son propre cheminement, poétique.

Éditions Desclée de Brouwer poche, 2017, 176 pages.

jeudi 12 janvier 2017

Un métis aborigène en milieu hostile

Chat sauvage en chute libre de l'Australien Mudrooroo a été publié en 1965 et, depuis, sans cesse réédité en Australie.
En France, les éditions Asphalte l'avaient déjà publié en 2010, à leurs débuts, et redonnent ses chances à ce texte fondateur et émouvant.
C'est le premier roman publié d'un Aborigène, à une époque où les Aborigènes devaient fournir un billet de sortie pour franchir les frontières de leurs réserves.
Le vent se calme subitement et les cigales cessent de chanter. Je deviens le seul être mouvant du bush. J'ai hâte de pouvoir me reposer, mais la peur me pousse en avant dans la fournaise du jour. Je n'ose pas boire plus d'une gorgée ou deux de la gourde de toile, car Dieu sait où je vais trouver de l'eau dans cette immensité sauvage desséchée par l'été. Peut-être bien que le pays me connaît, comme l'a dit l'ancien, mais il ne me le fait pas sentir.
C'est l'histoire d'un jeune métis, toujours sur le qui-vive : il n'est pas considéré comme un Blanc ni tout à fait comme un Noir. Tiraillé entre le milieu où sa mère l'a élevé et ses racines, il manque de repères, devient délinquant, fait de la prison.
C'est un chat sauvage qui évolue en milieu hostile, indomptable, mais intelligent et cultivé — il lit les auteurs russes et Becket.
Au début de l'histoire, il sort de prison. Pour combien de temps ?
Des flash-back permettent de reconstituer son enfance, ses rencontres, son passage précoce dans les maisons de correction, ses errances... Éternellement en fuite, une rencontre décisive lui fera prendre conscience de ses envies et racines profondes.
À la fois politique et poétique, ce parcours initiatique est un classique de la littérature contemporaine australienne.

Chat sauvage en chute libre est suivi de Je suis moi. Et personne d'autre où l'auteur raconte son parcours, son combat pour la défense des droits des Aborigènes, les incertitudes sur ses origines...

Éditions Asphalte, traduit de l'anglais (Australie) par Christian Séruzier, 2017, 208 pages.
Et comme toujours chez Asphalte, la play-list sélectionnée par l'auteur.

Autres titres du même éditeur :
- Marseille Noir sous la direction de Cédric Fabre ;
- Buenos Aires Noir sous la direction d'Ernesto Mallo ;
- F de Antônio Xerxenesky ;
- Te quiero de J.P. Zooey.

mardi 10 janvier 2017

La véritable histoire de la Saint-Valentin !

Une histoire moins rose qu'il n'y paraît...
Le célèbre sociologue du couple et de la vie quotidienne, Jean-Claude Kaufmann, dissèque comme personne nos grands et petits maux : les histoires de couple, les tâches ménagères, le rêve du prince charmant...
Le revoilà avec Saint-Valentin, mon amour où il retrace les origines diverses de cette fête taxée de mièvrerie alors qu'elle fut par le passé une occasion de débauche carnavalesque ou de rapts agressifs que les autorités religieuses ou politiques s'acharneront à vouloir faire disparaître. C'était sans compter sur les foules sentimentales et ce besoin plus fort encore de célébrer l'amour sous toutes ses formes, quitte à revenir par la fenêtre quand on le chasse par la porte.
D'ailleurs, il est bien des régions du monde actuellement où ce jour du 14 février représente toujours un acte de résistance contre l'ordre établi. Pas si mièvre donc, quand certains sont prêts à mourir pour son maintien.
Qu'on la fête ou qu'on la fuie — elle aurait aujourd'hui tendance à stigmatiser les célibataires alors qu'elle était à l'origine leur fête des rencontres — la Saint-Valentin demeure souvent une rupture dans le quotidien.
À ses détracteurs comme à ses amoureux, cet essai sera le cadeau idéal pour changer d'angle de vue, connaître le fond de l'histoire de cette fête de l'amour et son état des lieux dans le monde.

Éditions Les Liens qui Libèrent, 2017, 240 pages.

jeudi 5 janvier 2017

La médiocrité est un garde-fou

Tiens, une toile de Jouy lacérée en couverture...
L'éditeur affirme à propos de Christophe Levaux et La Disparition de la chasse : "Ce premier roman signe son entrée en littérature." Évidemment, c'est son éditeur, se dirait-on du premier fabricant de livres venu. Sauf qu'il s'agit de Quidam — Quidam qui n'est pas un quidam en littérature, mais un découvreurs de trésors vivants. Ça change tout et la révélation est à la hauteur. Vertigineuse, et plutôt décalée avec cette couverture apparemment nostalgique.
Ce premier roman, La Disparition de la chasse serait plutôt l'apparition d'une classe : un regard, un ton, un style, un auteur. Paf ! Ça vous cloue sur place, direct sur le tableau de chasse (de lecteur).
La rencontre avec le chef de service, appelle-moi Marc, Thierry, d'accord Marc, puis avec Monsieur le Président-Directeur général, appelle-moi pas Jean-Pierre, petite merde opportuniste, j'ai l'œil moi, je vais te faire marcher au pas et je te dis ça juste avec la force de mon regard et la pression de ma main. L'équipe avec ses pantalons et chemises qui bouffent, cravate au placard les mecs, ambiance décontract.
Le regard sur le monde de l'entreprise est terriblement acéré, cynique, lucide et drôle, sans concession et sans complaisance pour la médiocrité, l'hypocrisie, les faux-semblants, la laideur en tout genre... Tout le monde en prend pour son grade : les relations avec les collègues, les relations conjugales, extra-conjugales ou familiales, et jusqu'à Jésus à deux doigts de tout larguer (puis non).
Quelle acuité, nihiliste mais tellement juste, pour déchirer le papier-peint (façon toile de Jouy), gratter derrière le cache-misère et pointer le scalpel pile là où ça fait mal, dans la frustration et les rêves lointains !
Un auteur qui déchire, donc, et signe une remarquable entrée en littérature.

Quidam éditeur, collection Made in Europe, 2017, 158 pages.

mercredi 4 janvier 2017

Roman chaud bouillant

Heinola.
Ça sonne comme le nom d'une actrice de porno alternatif scandinave.
Tanya Hansen. Saana Blond. Katja Keane.
On n'est pas loin : Heinola est une ville de Finlande.
Dès l'incipit, le ton est donné : Chaleur est le titre bien nommé à tous égards de ce roman chaud bouillant de Joseph Incardona.
Donc l'histoire se passe en Finlande, ce pays exotique où les hivers sont si longs que ses habitants sont friands de fêtes et de championnats du monde insolites. Il y a eu notamment celui de sauna : le gagnant était celui qui sortait le dernier d'une cabine chauffée à 110°C. Voilà pour le thème fumant de l'intrigue.
Quant à nos personnages en ébullition, à la limite de la caricature (à la limite seulement), nous avons notamment le tenant du titre de ces dernières années, un colosse Finlandais qui est aussi un hardeur insatiable (un pléonasme ?) et irrésistible. Son adversaire le plus tenace est un petit Russe, ancien militaire et sous-marinier, rompu à la discipline. Apparemment, tout les oppose. Apparemment.
Dans ce roman inspiré d'un fait divers librement interprété, si la dérision côtoie la luxure et la frivolité, la tragédie s'insinue lentement mais sûrement, laissant perler la glace sous l'incandescence et inversement.
Joseph Incardona remonte aux racines du drame et révèle l'humanité profonde de ses personnages, ensemble jusqu'au fond de l'impasse.

Éditions Finitude, 2017, 160 pages.

mardi 3 janvier 2017

Jeux et espiègleries du langage

À la fois simple, rigoureuse et amusante, cette Petite philosophie des mots espiègles réjouira ceux qui aiment les mots, leurs secrets, mystères et inépuisables combinaisons.
Luc de Brabandere, avec la collaboration d'Anne Mikolajczak, propose une approche philosophique du langage à la portée de tous et surtout des non spécialistes, sans jargon.
Il relève le défi de la vulgarisation en employant des mots simples pour parler de choses qui le sont moins : un bonheur pour le lecteur.
Grâce à des exemples sous forme de jeux de mots et d'histoires drôles, il nous emmène avec beaucoup d'humour et d'espièglerie dans l'exploration des ambiguïtés, contradictions et anomalies de la langue, des relations que nous entretenons avec elle et le langage depuis des lustres et depuis l'enfance, etc.
L'esprit de Raymond Devos n'est pas loin, même s'il n'est jamais cité.
Voilà qui donne envie de découvrir les autres livres de Luc de Brabandere : Petite philosophie des histoires drôles, Petite philosophie de nos erreurs quotidiennes, Petite philosophie des grandes trouvailles, Petite philosophie des mathématiques vagabondes...

Éditions Eyrolles, collection Petite philosophie des grandes idées, 2017, 160 pages.
Voir aussi le site de l'auteur.