vendredi 25 janvier 2019

L'impact des paysages

Alexandre Lacroix, philosophe, tente de nous expliquer, dans un essai au style fluide et agréable à lire, souvent drôle, pourquoi nous nous extasions Devant la beauté de la nature.
Et si nous ne le faisons pas et avons perdu ce lien avec la nature, pourquoi nous devrions la contempler davantage.
Voilà un sujet passionnant !
Alexandre Lacroix n'hésite pas à aborder des souvenirs émouvants des paysages de son enfance, d'autres beaucoup plus tragiques.
Il reste accessible, même quand il aborde des philosophes ardus. Il cite également des peintres, des poètes, des scientifiques...
Ce livre est une charmante balade entre philosophie et contemplation, une invitation à l'émerveillement.
Après, il ne vous reste plus qu'à lever le nez pour regarder les nuages ou baisser les yeux pour observer l'herbe et la mousse car "il n'est pas certain que le savoir enrichisse nos émotions esthétiques".
Quelques extraits :
Le paysage est un bain où nous nous immergeons.
La nature nous emmène au-delà du langage. Pour entrer en contact avec elle, nous n'avons pas besoin d'un CV, mais d'un corps. C'est tellement bête. Voilà ce que l'esthétique devrait nous rappeler.
Je dis "C'est beau !" devant un paysage, quand ses apparences mes bouleversent au point que j'ai l'impression de faire un saut, par-dessus la réalité et les faits connus, et de me trouver relié aux sources mêmes de toutes choses.
Ce livre n'est pas un manifeste — mon propos est bien de traiter de l'esthétique de la nature. Cependant, cette tâche est indirectement politique. Je n'ai aucun programme pour lutter contre le changement climatique et serais bien incapable d'en fournir un. Mais je n'ai pas ménagé ma peine : car il est urgent que les hommes ravivent en eux la flamme de l'admiration et qu'ils tombent amoureux de la nature menacée.
On en revient toujours au même constat accablant : le lien perdu avec la nature, l'incompréhension et l'ignorance de l'humanité — mais peut-être aussi les cerveaux asservis aux écrans, au marketing, au hold-up du temps disponible... — semblent expliquer ce comportement égoïste qui consiste à la saccager.
Car au final, quand on aime la nature, quand on se rend compte à quel point elle nous est indispensable, physiquement et moralement, à quel point sa beauté nous touche et nous concerne depuis toujours, on se sent faire corps avec elle et il nous paraît alors évident que notre survie dépend d'elle.

Éditions Allary, 2018, 444 pages.

jeudi 17 janvier 2019

Totalement délicat

Antoine Choplin, dans Partiellement nuageux, nous emmène au Chili. Ce n'est qu'au fil des pages que l'histoire et les personnages se révèlent dans un style tout en subtilité et profondeur. L'atmosphère de ce court roman imprègne longtemps après sa lecture.
Un homme perdu dans ses pensées tourne en rond autour du Palais de la Moneda comme un satellite. Astronome solitaire, il est monté à la capitale pour demander une subvention pour son vieux télescope. L'homme est taciturne, mélancolique, hanté par une disparition.
Au musée de la Mémoire, il croise une femme.
Quelle mémoire, l'un et l'autre, sont-ils venus tenter de comprendre ou d'expier ?
Faut pas t'inquiéter pour ce genre de nuages, j'ai continué en regardant vers le ciel. Quelquefois, ils amènent la pluie, et quelquefois non. Mais, même s'ils en amènent, ça dure jamais longtemps.
Elle a regardé elle aussi vers les nuages pendant un moment.
Partiellement nuageux est un roman élégant, qui pèse et creuse — avec légèreté et profondeur (oui, tout cela à la fois)— chaque mot, chaque expression. Partiellement nuageux est totalement délicat.

Éditions La fosse aux ours, 2019, 144 pages.

mardi 8 janvier 2019

Secrets et mensonges

On le sait, secrets et mensonges sont des pièges dans une famille, et ce sont souvent les enfants qui trinquent. Un cadenas sur le cœur de Laurence Teper est un roman subtil et palpitant, tout ce qu'il faut pour bien commencer l'année !
Ce cadenas tient le lecteur prisonnier jusqu'à la dernière page. J'ai lu d'une traite ce roman puissant qui vous prend par la main et ne vous lâche pas. On est éblouit par sa subtile justesse, avec un style apparemment simple mais très près du réel (qui rappelle l'ambiance cocasse de Valérie Mréjen), qui vous fait entrer dans l'histoire et vous y cadenasse jusqu'au bout : la narratrice en a tellement sa claque des mensonges qu'elle va droit au but sans fioritures. Elle veut tirer cela au clair (d'ailleurs, elle s'appelle Claire). La trame est implacable. Au départ, tout semble gros comme une maison, voire deux maisons. À tel point qu'on se dit qu'il doit y avoir autre chose. Le mystère plane.
Entre la famille Coquillaud et la famille Meunier, les liens sont étroits. Voire flous.
Et on se demande comment tout cela va finir.
La mère est folle (le personnage est digne de figurer en bonne place du palmarès des mères névrosées et toxiques) et pleine de contradictions (qui pourraient être drôles si elles ne perturbaient pas toute la famille), mais elle a un seul objectif : l'ascenseur social. Coûte que coûte. Elle n'a que faire de valeurs comme la loyauté et la vérité, par exemple. Quant au père... c'est peut-être là que le bât blesse !
Claire réfléchissait beaucoup. Et elle se posait la question que tous les enfants se posent : mes parents s'aiment-ils ? Elle ne savait pas y répondre. Elle se résumait les données du problème : sans son père, sa mère serait à l'asile de fous ; sans sa mère, son père serait en prison. Était-ce cela, l'amour ? Elle ne savait pas.
Un premier roman très réussi, prenant, tellement fin du point de vue psychologique qu'il pourrait passer pour un récit. D'ailleurs, l'épilogue assène le coup en laissant penser qu'il s'agit d'une histoire vraie.
Vraiment impeccable !

Quidam éditeur, 2019, 196 pages.

vendredi 4 janvier 2019

La nature du pouvoir

Le premier roman de Jean-Baptiste de Froment, État de nature, est une incroyable (mais crédible) fable sur les rouages et roueries du pouvoir et de la politique.
Qui dit fable dit ironie et symboles, voire critique à peine déguisée. Si tout est inventé et exagéré à outrance dans cette démocratie aux airs de monarchie, ce n'est que pour mieux souligner les ficelles d'un système vermoulu qui perd de vue sa nature profonde, sa véritable fonction d'État, pour se limiter aux bassesses d'un panier de crabes qui squatte éternellement le pouvoir — où l'on mesure tous les jeux de mots possibles du titre État de nature.
Les tractations et passations en vue d'une élection présidentielle prennent des allures de complots machiavéliques et stratégies ubuesques dictés par des objectifs purement égocentriques.
L'auteur n'oublie pas d'accentuer le caractère misogyne de la situation car le panier de crabes virerait plutôt au combat de coqs— malgré une présidente de la République presque aussi immuable qu'une tête couronnée.
Et l'ironie de l'histoire, c'est que l'intrigue rocambolesque, qui s'inspire de l'Histoire de la France, fait aussi écho, avec une coïncidence prémonitoire, à l'actualité brûlante de ces derniers mois. Une crapulerie supplémentaire et c'est le feu aux poudres : un peuple qui semblait assoupi pour longtemps sort de son bois dormant...
Comme quoi, la vie politique est un roman aux rebondissements improbables mais plus vrais que nature !

Éditions Aux forges de Vulcain, 2019, 272 pages.

jeudi 3 janvier 2019

Le mythe du mérite

Avec beaucoup d'ironie et d'humour, Gilles Vervisch démonte, dans Peut-on réussir sans effort ni aucun talent ? Les mirages du mérite, les préjugés et contradictions de la réussite.
L'auteur, agrégé de philosophie, cite ces "petites phrases" ou attitudes de personnes soi-disant self made man (ou woman dans le cas de Léa Seydoux) qui se font croire et nous font croire n'être parties de rien pour réussir ou n'ont compté que sur leur talent et leurs efforts. Certes, il faut du talent, parfois des efforts, mais aussi pas mal de chance et de conditions extérieures... (être né quelque part, notamment) car il semblerait que le mérite ne réponde à aucune loi.
Nous adorons les entrepreneurs qui réussissent, héros des temps modernes, mais leurs parcours sont des exceptions.
Qu'est-ce que la réussite ? Cette question que les philosophes triturent dans tous les sens depuis des millénaires ne trouve pas de réponse. Or, des "gourous" (ainsi que les hommes politiques et quelques personnes qui cherchent à justifier leur réussite) vous la résument en quelques points à appliquer. Comme s'il suffisait de se donner un peu de mal et de persévérer pour mériter de réussir selon le principe que "quand on veut on peut".
Un raté n'aurait donc qu'à s'en prendre à son manque de combativité ?
Que penser alors des artistes qui n'ont "connu" le succès qu'après leur mort ? La liste est longue mais prenons Van Gogh. Peut-on dire qu'il a raté sa vie ? Méritait-il la vie qu'il a mené ? Et ces autres artistes qui ont triomphé de leur vivant et sont complètement oubliés aujourd'hui : ont-ils usurpé leur gloire ?
Et pourquoi les métiers les plus utiles et pénibles (là aussi la liste est longue mais prenons les éboueurs) sont-ils les plus ingrats, c'est-à-dire souvent les plus mal payés ? La situation la plus élevée dans l'échelle sociale, la gloire ou l'argent n'ont donc rien à voir avec l'utilité, le travail et les efforts (prenons Kim Kardashian). La notion de mérite n'a donc aucun sens car le monde est totalement injuste. C'est comme au foot, l'équipe gagnante n'est pas forcément la meilleure ni la plus méritante mais il en faut une. Le problème, c'est que les autres équipes sont des perdantes, même si elles méritaient de gagner.
La morale de l'histoire ? Il faudrait se montrer plus solidaire envers ceux qui ont eu moins de chance, au départ ou en cours de route.
En tout cas, ce questionnement philosophique, aussi passionnant que plaisant à suivre, mérite vraiment d'être lu.

Le Passeur éditeur, 2019, 160 pages.

Le roman qui met la barre très haut

Dans L'appel, Fanny Wallendorf semble parler de sport et de sportifs, mais elle parle davantage de l'attitude d'un jeune sportif qui a inventé de façon intuitive une technique de saut en hauteur qui porte encore son nom : Fosbury. Cette création tout à fait originale ne sera pas du tout admise au départ et passera par des détours saugrenus avant d'être homologuée.
C'est véritablement le style limpide de l'autrice qui nous embarque dans cet univers et le rend attractif, tout en sensibilité et justesse. En effet, Fanny Wallendorf réussit à tisser un récit plein de suspense, dans les années 60 aux États-Unis, en pleine guerre du Vietnam.
Le sujet de cet épatant roman n'est pas une biographie de l'athlète (le personnage n'est jamais nommé que par le prénom Richard), mais plutôt l'histoire de la trajectoire d'un grand malingre plutôt moyen qui devient champion — ce qui n'était pas gagné.
De façon plus générale, c'est une réflexion sur la différence, la persévérance pour imposer une façon de faire personnelle et inédite.
— Champion mec, où t'as appris cette technique ?
Les juges relèvent la tête, perplexes, et annoncent que Richard est officiellement troisième du meeting, avec une barre effacée à 1,77 mètre. Rien dans les textes ne permet de le disqualifier. 
— Hein ? T'as appris ça où ? répète le Goliath en lui serrant amicalement la main. 
— Euh... nulle part. Je voulais juste passer la barre. 
Notons également l'humour de la couverture où le paysage inversé illustre ce saut en hauteur qui consiste à se retourner sur le dos.
Un premier roman qui met la barre très haut !

Éditions Finitude, 2019, 352 pages.