samedi 31 décembre 2022

Pourquoi tant de haine ?

Valerie Solanas est la femme qui a tiré sur Andy Warhol, ce qui l'a rendu célèbre. Elle est aussi l'autrice de SCUM manifesto, un texte d'une telle radicalité à l'égard des hommes qu'on se demande pourquoi tant de haine. En effet, elle y appelle à l'éradication des hommes.
La postface de Lauren Bastide (notamment connue pour son podcast La Poudre) nous éclaire sur la vie effroyable de Valerie Solanas et sur son aversion du sexe masculin : elle a subi depuis l'enfance dans sa famille et ailleurs toutes les violences verbales, physiques, sexuelles, visuelles et autres manipulations qu'on puisse imaginer. On peut donc comprendre pourquoi elle règle ses comptes dans son manifeste.
Le texte de Lauren Bastide est finalement beaucoup plus intéressant à lire que le manifeste assez indigeste de Valerie Solanas. En effet, elle le replace dans son contexte et nous donne des éléments biographiques de l'Américaine. Il commence par cette énumération avec une petite pointe d'humour mi-fille mi-raison :

Mettons-nous d'accord sur un point : éliminer les hommes réglerait nos problèmes. À peu près tous. Le viol, la pédocriminalité, les violences familiales, le détournement de fonds, l'évasion fiscale, l'abus de biens sociaux, l'appropriation culturelle, les brevets, le cyberharcèlement, l'industrie de l'armement, le nucléaire, le chômage, les morts sur les routes, le trafic de drogue, la guerre des gangs, la corruption, le recel, la spéculation, la délocalisation, le réchauffement climatique, l'extinction de l'espèce, le pétrole, le charbon, l'obsolescence programmée, la 5G, la chasse, la drague lourde, la glyphosate, le chlordécone, le racisme, le néocolonialisme, l'homicide, le féminicide, la police, le mariage, la frigidité, la virginité, l'impuissance, l'IVG, les MST, la contraception, les banques, Amazon, Facebook, Pfizer, Tesla, l'intégrisme, le socialisme, le terrorisme, le capitalisme, le patriotisme, Manuel Valls, la dictature, le dopage et le burn out.
Oui, éliminer les hommes est de toute évidence une solution valable. Je suggère maintenant qu'on se pose la vraie question: comment ?
Non, je rigole.

Une chronique sur un texte aussi radical pour finir l'année, pourquoi pas ? Mais comprendre la haine de Valerie Solanas n'expliquera pas la méchanceté de certains hommes. C'est l'origine du mâle : pourquoi tant de haine, d'abord, de la part des hommes ? C'est la vraie question.
Lauren Bastide soulève d'autres vraies questions. Et, je le redis, c'est sa postface passionnante et très documentée qui vaut surtout le coup dans ce tout petit livre (par la taille et le prix).

Éditions 1001 Nuits, 2021, 120 pages.

mercredi 28 décembre 2022

Une vie haute en couleurs

David Brunat, dans Une princesse modèle, retrace la vie exceptionnelle de sa grand-tante Hélène Galitzine (1912-1966) qui, en suivant les tourmentes de la grande histoire, fut une princesse russe exilée et, entre autres, modèle d'Henri Matisse.
Même si l'histoire est librement inspirée de la biographie de son aïeule, c'est toujours émouvant de faire revivre une personne qui a existé. David Brunat ne l'a pas connue mais a entendu parlé d'elle dans sa famille et a interrogé des proches, notamment ses filles. Il lui prête sa plume avec sensibilité, pour un hommage vivant et vibrant.
Elle est la narratrice de ce livre qui raconte non seulement sa vie hors du commun mais celle de sa famille et l'histoire de l'Europe, de la Russie, en passant par l'Italie, puis la France et la Suisse. C'est toute une époque qui surgit dans ces pages, vu par une femme que la vie n'a pas épargnée, mais qui est restée déterminée.
David Brunat s'est également beaucoup documenté sur la vie d'Henri Matisse, sa vie et son travail à Nice. Le peintre a également marqué la vie de la belle Hélène et a dû s'inspirer de son modèle haut en couleurs, comme David Brunat a su le faire aussi.

Éditions Héloïse d'Ormesson, 2022, 172 pages.

vendredi 23 décembre 2022

Rendez-vous avec soi, sa créativité, son activité

L'Oracle de l'artiste, d'Estelle Lovi, permet de réfléchir sur son processus créatif et son activité en général. Il s'agit d'un coffret qui comprend 45 cartes et un livret explicatif. Ce n'est pas un jeu divinatoire, mais plutôt un accompagnement et un cheminement créatif, plus profond qu'il n'y paraît.
Le jeu (appelons-le ainsi, car le principe a un côté ludique) s'adresse aussi bien aux créateurs et artistes qu'aux entrepreneurs. En effet, les artistes doivent aussi montrer leur travail, se faire connaître, exposer, vendre... D'ailleurs, l'autrice est elle-même artiste et cheffe d'entreprise, diplômée d'HEC.
On peut poser une question ou bien laisser parler le hasard de l'instant et tirer une carte qui éclairera sur des sujets existentiels ou plus pratiques et matériels. On consulte ensuite le livret qui développe sur deux pages plusieurs facettes de la symbolique de la carte et propose également un petit exercice concret. "Cet exercice n'a pas vocation à l'exhaustivité, mais à la prise de conscience, l'alignement et l'activation de ressources potentielles oubliées."
Il y a plusieurs manières d'utiliser les cartes, avec des tirages simples ou multiples, pour des réponses plus ou moins complètes. Estelle Lovi explique que c'est avant tout un rendez-vous que l'on se donne, un temps de réflexion, une porte ouverte sur le monde de l'intuition, de l’introspection.
Au fur et à mesure de l'utilisation, au fil du temps, le jeu deviendra un compagnon complice en évolution (et rien n'empêche d'utiliser les cartes pour quelqu'un d'autre). 

Par exemple, spécialement pour cette chronique, je tire une carte.
C'est justement "La Toile : développez votre réseau en conscience." Je peux me contentez de méditer sur ce court message ou approfondir en consultant le livret et faire l'exercice proposé.

De plus, un code QR permet l’accès à une bibliothèque sonore de méditations.
Enfin, les cartes et le livret sont joliment illustrés par Fleure Bleue, alias Océane Jameux.
Un rendez-vous avec soi pour prendre un peu de recul, réfléchir, explorer de nouvelles pistes. 

Pyramyd éditions, 45 cartes et un livret de 124 pages dans un coffret cartonné.

jeudi 22 décembre 2022

Susie est un génie

Susie Morgenstern a écrit plus de 150 livres, notamment pour les jeunes lecteurs.
Parmi ses livres pour les plus grands, il y a notamment le passionnant Écrire c'est respirer ou l'autobiographie Mes 18 exils.
Elle y découpe sa vie en 18 tranches, ou passages difficiles, et autant de chapitres, de sa naissance aux États-Unis, à sa mort (à venir) : Naître, Être une fille, Entrer à l'école, Être loin de ses sœurs, Être juive, Infiltrée chez les garçons, Être intello, Être sioniste, Être amoureuse, Être mère, Être immigrée, Être veuve, Errer, De souris grise à femme fatale, Être malade, Le nid vide, Faire le deuil, Mourir.
Son style alerte, franc, émouvant et drôle, plein de fantaisie est un régal !

Lire, un autre exil : il faut couper dans le déroulement de la vie pour se vautrer sur son île et se livrer à d'autres vies, d'autres personnages, d'autres histoires, d'autres terres et planètes, oui, s'exiler. S'extraire de la vie sociale et de la communication avec d'autres humains pour ces amis en papier.
Seule dans la nuit
Je lis au lit

Dans Je suis un génie, un texte en vers, elle voudrait s'inspirer de ceux qui ont créé de grandes choses, scientifiques, philosophes, architectes ou artistes, pour elle aussi créer quelque chose de remarquable au lieu d'aller faire les courses chez Monoprix.
Pas de souci, Susie : tu es un génie toi aussi !

Mes 18 exils, L'iconoclaste, 2021, 304 pages.
Je suis un génie, L'iconoclaste, 2022, 80 pages.


jeudi 15 décembre 2022

Des femmes dans la violence politique

Pour l'essai On ne va pas y aller avec des fleurs. Violence politique : des femmes témoignent, les chercheuses au CNRS, Alexandra Frénod et Caroline Guibet Lafaye, ont rencontré plus d'une centaine de militantes et militants dans le cadre d'une étude sociologique : pour comprendre sans justifier.
C'est un sujet peu abordé.
La violence a toujours été interdite aux femmes, comme si elles n'en étaient pas capables par elles-mêmes (parce qu'elles seraient sous influence, par exemple) ou que cela soit tabou au point de ne pas en parler.
Pourtant, certaines ont participé à des luttes politiques impliquant des affrontements : Action Directe, Brigades rouges, ETA, PKK, Farc, Blacks blocs, etc.
Les deux autrices donnent la parole ici, à travers des entretiens, à neuf femmes qui se confient sur leur parcours, les étapes de leur engagement, leur point de vue avec du recul, parfois plus nuancé, toujours engagé.
Ces témoignages directs cernent les raisons pour lesquelles des luttes peuvent prendre une voie plus radicale.
En tout cas, cet essai est saisissant, passionnant, très vivant.

Éditions Hors d'atteinte, 2022, 224 pages.
Hors d’atteinte
se définit comme une maison d’édition féministe de fiction et de non-fiction où s’arment les luttes émancipatrices d’aujourd’hui et de demain.

Cette chronique est initialement parue dans le magazine Sans Transition !

mercredi 14 décembre 2022

Quand la fiction percute

Les éditions Terre Urbaine publient les neuf lauréats d'un concours de nouvelles littéraires sur le thème de l'écologie et des territoires dans Génération T pour la Terre.
Les auteurs ont entre 18 et 36 ans : ils sont le monde de demain, la génération T comme Terre... ou Thunberg.
Ils expriment, chacun à sa manière, réaliste ou futuriste, leurs attentes, espoirs, désillusions pour le monde de demain, sous forme de récits ou contes...
Réalistes et peu optimistes, leurs mots pointent du stylo les maux.
Par exemple, Isabelle Schwengler, fait se croiser de manière imprévue et remarquable deux mondes lointains et une situation contradictoire : quand les territoires des uns sont submergés et que les autres se réunissent en sommet de la Terre mais peinent à agir.
Parfois, la fiction emprunte des chemins secrets et insoupçonnés, plus directs, jusqu'à nos cœurs et nos cerveaux : une manière percutante de faire passer des messages.

Terre Urbaine, 2022, 144 pages.

Cette chronique est initialement parue dans le magazine Sans Transition !

mardi 13 décembre 2022

Une parenthèse inspirante

En 2019, Samantha Bailly et Antoine Fesson, partent en voyage en amoureux pendant trois mois.
Ils se fixent un itinéraire et un concept précis : trois pays (au départ de Paris : Canada, États-Unis et Japon), 36 étapes (donc 3 jours par étape) et 36 561 kilomètres.
Parenthèse, Carnet de voyage de Montréal à Okinawa est leur album de voyage, un beau livre écrit par Samantha qui est autrice, scénariste, et très engagée dans la défense des droits des auteurs.
L'ouvrage est illustré de superbes photos d'Antoine, chasseur de lumière qui aime ce moment si particulier du crépuscule ou de l'aube, entre chien et loup.
Ils nous embarquent en avion, en train, en bus, en van, en ferry, en voiture...
Dans un chalet, un bungalow, une maison d'hôtes ou un temple japonais, nous suivons leurs pérégrinations, leurs rencontres, leurs découvertes. Ils partagent leurs émerveillements ou déceptions, et nous inspirent et nous font rêver.
Ils aiment se ressourcer dans la nature, en pleine forêt canadienne dans une tiny house, ou japonaise (celle qui a inspiré Miyazaki), et ils apprécient aussi de se perdre dans les mégapoles, comme New York ou Tokyo.
Et après ? Si les voyages forment la jeunesse, ils transforment. Il semblerait qu'à leur retour leur vie d'avant ne leur suffisait plus. Ils se sont donc inspiré des expériences de leur voyage pour créer un camping de tiny houses, qui allie nature et création, dans une démarche durable.
C'est à leur tout d'accueillir les autres dans un endroit idyllique, qu'ils ont naturellement appelé Parenthèse !

Lorsque j'écris, j'utilise très rarement des parenthèses. On pense que ce qui est entre parenthèses est superflu, que c'est accessoire. Une précision, tout au plus. Et pourtant... Quelle beauté que cet arc de cercle qui s'ouvre, sans que l'on sache exactement quand le refermer.
Si je ne mets pas de parenthèses dans mes écrits, alors pourquoi pas en mettre dans nos vies ? Une parenthèse, elle n'isole pas forcément, non. Elle encadre. Elle met à distance.
Voici donc le premier texte de ce journal bord. De cette parenthèse. Un arc de cercle que l'on trace derrière nous, et que nous refermerons en temps voulu. C'est une brèche que nous ouvrons dans notre quotidien, pour vivre autrement. Nous avons décidé de nous accorder du temps, du temps pour marcher, errer, s'émerveiller, se perdre, observer, rebrousser chemin, sentir, oublier, créer, s'ennuyer, voir.
Bienvenue, donc, dans notre parenthèse.

Éditions Impressions Nouvelles, 2021, 288 pages.

lundi 12 décembre 2022

Les racines du mâle

Victoire Tuaillon a invité des dizaines de spécialistes pour sa célèbre émission diffusée en podcast Les couilles sur la table sur Binge Audio. Elle a également lu des centaines de travaux (articles, thèses, essais, documentaires) sur la masculinité, les hommes et la virilité...
Voilà la synthèse d'une cinquantaine d’épisodes, avec notamment trois grandes questions.
La première concerne le sens des violences dans le monde, majoritairement commises par des hommes. La deuxième porte sur les stéréotypes de genre et les injonctions viriles. La troisième sur le pourquoi de la domination, de la discrimination et de l'oppression de certains hommes sur d'autres hommes.

S'intéresser aux masculinités, retourner le regard, c'est donc remettre en question notre économie, nos institutions politiques, judiciaires, médicales, autrement dit, nos structures de pouvoir.
Je crois que le féminisme n'est pas une guerre contre les hommes, mais une lutte contre ces structures qui permettent à la domination masculine de perdurer. Et donc contre ce qui, dans la construction de la masculinité (première partie) en fait un privilège (deuxième partie), une exploitation (troisième partie), une violence (quatrième partie)... Il n'y a aucune fatalité ; ce sont des questions structurelles, et les structures, on peut les défaire ou les esquiver (cinquième partie).

C'est passionnant, bien écrit, vivant, avec des entretiens, des synthèses d'études sociologiques, scientifiques, etc.
On peut comprendre que les hommes n'aient pas envie de lâcher leurs privilèges, mais ils gagneraient à s'intéresser à la question car on ne naît pas forcément homme, on le devient.

Binge Audio, 2019, 256 pages.
Voir tous les podcasts de Binge Audio et sa boutique.

Lire voir la chronique sur Le Cœur sur la table.

dimanche 11 décembre 2022

Écrire et enrichir son style

(Le doré, c'est joli mais
très difficile à prendre en photo)
Pourquoi ne pas écrire pour s'amuser (et plus si affinités) ?
D'abord pourquoi écrire ? Parce que c'est une pratique artistique et parce que ça fait du bien. Écrire ses émotions permet de les mettre à distance et de passer plus facilement à autre chose, avec des conséquences positives sur nos relations sociales et notre sommeil, par exemple.
Et sinon écrire sur quoi ? Par où commencer ? Comment s'y prendre ?
Autant de questions qu’Emmanuelle Jay aide à surmonter aisément avec ses Ateliers d'écriture créative - 52 propositions pour nourrir, étoffer et pimenter vos écrits.
Elle écrit notamment :

Je défendrai l'écriture comme une pratique artistique que l'on peut exercer en tant qu'amateur ou professionnel ; un art qui s'enseigne, se cultive et s'apprend dans la répétition du geste et dans l'engagement de toute sa personne.

Les ateliers proposés ont pour objectif de favoriser le geste spontané, la créativité et la transmission par le savoir-faire professionnel pour écrire des textes singuliers, voire novateurs. L'approche est pédagogique et originale : sensorielle. 

Divisé en sept touches artistiques, comme sept spécificités de l'écriture sensorielle, cet ouvrage vous invite, dans une forme de progression, à puiser dans vos sens — la vue, l’ouïe, l'odorat, le toucher, le goût — pour mieux vous connecter à vos sensations et les transmettre aux lecteurs par le biais de vos personnages.
Cet ouvrage vous convie également à vous inspirer d'autres pratiques artistiques, comme le cinéma, la peinture et la musique, pour expérimenter des analogies de travail, des méthodes, des techniques.

L'autrice s'inspire de sa riche expérience et de différentes méthodes, dont l'Oulipo.
En fin d'ouvrage, des exemples de textes d'atelier permettent un éclairage ou un point de vue différent.
Et 52 propositions d'atelier à faire tout seul ou en groupe, c'est toute une année d'inspiration !
Idéal pour faire fondre les angoisses de la page blanche et s'améliorer.

Éditions Pyramyd, 2022, 188 pages.

jeudi 8 décembre 2022

Une vie d'écriture

Je fais partie de celles et ceux qui ont jubilé en apprenant que le prix Nobel de littérature était décerné en 2022 à Annie Ernaux.

J'avais regardé, peu de temps avant, le documentaire réalisé avec son fils David Ernaux-Briot, Les années Super 8, où elle parle de son désir d'écrire pour "venger sa race" et ses premiers livres publiés.
Ce qui fait l'intérêt du film sont ces images de famille quasi universelles des années 70, mais surtout le texte qu'elle a écrit et qu'elle lit en voix off pour raconter ce qu'on ne voit pas de cette mère et épouse : les pensées qui la hantaient, dont le désir d'écrire. 

J'avais aussi lu Le jeune homme, un récit très court, où elle revient sur une relation avec un étudiant qui lui rappelle ses propres années d'études à Rouen. Au départ, l'aventure lui semble un prétexte à écrire. Le jeune homme est "soumis à la précarité et à l'indigence des étudiants pauvres".

Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu'à leur terme, elles ont été seulement vécues.

Là aussi, il y a une forme de revanche, de défi vis-à-vis de la société, mais cette fois à l'encontre des préjugés sexistes, notamment sur la différence d'âge dans un couple.

Mon corps n'avait plus d'âge. Il fallait le regard lourdement réprobateur de clients à côté de nous dans un restaurant pour me le signifier. Regard qui, bien loin de me donner de la honte, renforçait ma détermination à ne pas cacher ma liaison avec un homme « qui aurait pu être mon fils » quand n'importe quel type de cinquante ans pouvait s'afficher avec celle qui n'était visiblement pas sa fille sans susciter aucune réprobation. 

Entretemps a été réédité un petit livre, Retour à Yvetot, augmenté de photos, lettres et extraits de son journal, précédemment paru en 2013. Un an plus tôt, en 2012, Annie Ernaux accepte une invitation à venir parler de son œuvre à Yvetot, dans cette "ville mythique" où elle a passé son enfance et son adolescence et qui est au centre de son œuvre. Il s'agit du texte de la conférence et d'un entretien avec Marguerite Cornier, autrice d'une thèse sur Annie Ernaux et l'autobiographie. Autant de clefs pour comprendre son œuvre.

À propos de son style, dans son discours d'acceptation du Nobel, elle dit :

Il me fallait rompre avec le “bien écrire”, la belle phrase, celle-là même que j’enseignais à mes élèves, pour extirper, exhiber et comprendre la déchirure qui me traversait. Spontanément, c’est le fracas d’une langue charriant colère et dérision, voire grossièreté, qui m’est venu, une langue de l’excès, insurgée, souvent utilisée par les humiliés et les offensés, comme la seule façon de répondre à la mémoire des mépris, de la honte et de la honte de la honte.

Elle se demande encore si elle a réalisé la promesse qu'elle s'est faite à vingt ans de venger sa race.
Elle aura au moins eu la plus haute distinction littéraire qui soit. Et c'est bien ce qui me fait plaisir. 

Le jeune homme, éditions Gallimard, 2022, 48 pages.
Retour à Yvetot, éditions du Mauconduit, 2022, 108 pages.

Autres chroniques à lire dans ce blog :
Écrire la vie
L'autre fille

(J'ai feuilleté Les cahiers de l'Herne et compte bien les lire bientôt.)

mardi 6 décembre 2022

Des objets et des femmes

avec des dessins de Fred Sochard
Dans Guns and Roses, Mathilde Larrère (enseignante-chercheuse en histoire) raconte l'histoire des luttes féministes par ses objets, plus ou moins inattendus, du quotidien.
C'est original, instructif, parfois édifiant et plein d'humour.
Le titre fait écho à son précédent ouvrage, Rage against the machisme, sur les combats féministes en France.
Guns and Roses
est "une approche plus incarnée, plus matérielle, plus charnelle ; qui vous semblera peut-être accessoire de prime abord, mais que vous découvrirez comme plus centrale qu'il n'y paraît. Car ces objets, vous les connaissez pour beaucoup, vous en possédez certains", écrit-elle dans son introduction. Et parce que, pour en finir avec la femme-objet, les armes sont utiles et les roses agréables.
Ces objets sont ceux qui sont utiles pour la rue (barricades, armes, kit de colleuse, journaux...), pour l'égalité des droits (urnes, carnet de chèques...), pour son corps (pilule, cintre, serviette ou tampon...), pour son travail (du pain et des roses...), pour sa garde-robe (pantalon, poches, corset, soutif...).
Un bel objet à offrir, utile et agréable, le livre étant un moyen de communication et d'information par excellence.

Éditions du Détour, 2022, 224 pages, avec des dessins de Fred Sochard.

Une maison d'édition qui vaut le détour...

lundi 5 décembre 2022

Un regretté nouvelliste

Les éditions Au Diable Vauvert publient Bec et ongles, un recueil de nouvelles de Jean-Paul Didierlaurent. L'auteur préparait cet ouvrage au moment de disparaître subitement le 5 décembre 2021, à 59 ans. D'autres histoires inédites complètent le recueil.
Jean-Paul Didierlaurent est avant tout nouvelliste puisqu'il est auteur d'une cinquantaine de nouvelles, dont de nombreuses sont encore inédites, et quatre romans dont le fameux Liseur du 6h27.
Il participait à de nombreux concours de nouvelles et a remporté vingt-cinq prix sur tout le territoire français ! Probablement un record.
Marion Mazauric, son éditrice, dit dans la préface de ce recueil : "Et si le lire fait tant de bien, c'est parce qu'il réunit originalité, audace et simplicité, une alchimie artistique des plus difficiles à accomplir."
En effet, retrouvez dans ce recueil toute sa grandeur d'âme, son style fluide, d'une grande justesse, plein d'humour et d'humanité.

Au Diable Vauvert, 2022, 192 pages.

Lire aussi mes chroniques sur ses romans :
- Malamute
- Le reste de leur vie

dimanche 4 décembre 2022

Aphorismes anarchistes

Qui est Anne Archet, la mystérieuse autrice de ce recueil d'aphorismes, Le vide mode d'emploi - Aphorismes de la vie dans les ruines ?
Si son pseudo résonne avec anarchie, on sait qu'elle est diplômée en histoire et en philosophie et qu'elle est née à Montréal en 1977. Mais peu importe. Elle a également publié des ouvrages érotiques, des textes polémiques, féministes, etc.
Son engagement ne manque pas d'humour. C'est à la fois profond, lucide, nihiliste et désespéré, drôle et plein d'autodérision. Irrévérencieux, évidemment. Excellent.

Petit florilège (des plus courtes qui sont souvent les meilleures) :

La vie dans les ruines
Je crois qu’il faut cesser de dire “environnement” et commencer à dire “survie de l’espèce humaine”. Ce serait rigolo d’entendre les politicien•ne•s dire “la survie de l’espèce humaine est importante, mais pas aux dépens de l’économie”.

Posture
Je suis celle qui dit tout bas ce que personne ne pense.

Illégalisme
Je préfère de loin risquer la prison que de vivre comme si j'y étais déjà.

Infusion consolatrice
Sans le café, c'est la vie qui serait noire et amère.

Analyse sociale
Quiconque veut mettre le doigt sur LE problème de la société finit la plupart du temps par se le mettre dans l'œil.

Vie d'artiste
Être écrivaine, c'est accepter de trouver sa propre œuvre médiocre et oubliable chaque fois qu'on lit un livre digne de ce nom — mais quand même continuer d'écrire inexplicablement, par simple entêtement.

La fin du monde
Maintenant n'est pas trop tard. Trop tard, c'était il y a des années.

Lux éditeur, 2022, 160 pages.

Elle écrit comme elle respire

Susie Morgenstern nous livre ses secrets d'écriture, en tout cas ce qu'est l'écriture pour elle, comment elle travaille, avec qui, comment, ses rituels, ce qu'elle aime, ce qu'elle n'aime pas, les mystères de la page blanche et de la création, etc.
Écrire c'est respirer, dit-elle. L'écriture est innée chez elle : elle est née avec, et elle ne peut pas vivre sans.
Avec la lecture, ce sont ses deux activités préférées.
Susie Morgenstern, très sympathique dame de la littérature jeunesse (reconnaissable à ses lunettes roses en forme de cœurs), raconte comment, d'origine américaine, elle écrit en français qu'elle maîtrise mal. Elle fait systématiquement relire et corriger tout ce qu'elle écrit. Mais écrire en français lui permet aussi une plus grande spontanéité.
Elle nous ouvre les pages de son journal intime, de ses brouillons, de ses poèmes quotidiens. Et l'on retrouve son style joyeux, fantaisiste, direct, drôle, poétique...
Elle propose aussi des pistes d'écriture comme un atelier.
Si son credo est de faire lire et écrire les petits et les grands, ce livre est une immense réussite : il se lit comme un roman autobiographique. Réjouissant !

Le Robert, 2022, 168 pages.

Cet essai fait partie de la collection Secrets d'écriture des éditions du Robert, où les autrices et les auteurs sont invités à raconter leur parcours, leurs manies, leurs doutes, leurs échecs et surtout leurs succès.

vendredi 2 décembre 2022

Créer de façon écologique

On se demande toujours, pour les bonnes idées qui tombent sous le sens, comment personne n'y a pensé avant : un livre qui aborde l'art sous l'angle de l'écologie et du respect de l'environnement.
C'est l'essai vraiment passionnant, sous forme de beau livre illustré, de Valérie Belmokhtar : L'artiste et le vivant - Pour un art écologique, inclusif et engagé.
Son texte foisonne d'idées, de pistes de réflexion et d'exemples. Il se lit de A à Z et nous ouvre des portes sur des façons de faire et des artistes souvent méconnu(e)s.
L'autrice (qui est aussi artiste mais ne met pas du tout ses créations en avant dans ce livre) retrace donc l'histoire de l'art par rapport à l'importance de la nature en tant que sujet d'inspiration, d'engagement, mais surtout dans la manière de créer : avec quels matériaux (produits chimiques ou pas, matières premières recyclées, etc.) mais aussi leur empreinte sur Terre, et notamment la question du transport des œuvres.
Une grande partie est consacrée aux femmes artistes, à leur place dans l'art et leur vision de la nature, dont l'écoféminisme.
Une autre partie, toute aussi intéressante, aborde l'empreinte carbone bien moindre des arts non occidentaux (même si on sait que, de manière générale, l'empreinte carbone d'un Nigérian est bien moindre que celle d'un Luxembourgeois) et comment s'en inspirer.
C'est le moins qu'on puisse dire : ce livre est très inspirant et positif. On a envie de l'offrir à tout le monde : aussi bien aux artistes et à tous ceux qui aiment créer — de grandes ou petites choses — dans le respect de l'environnement, qu'aux jardiniers, aux amateurs d'art, aux curieux...
Une très belle idée et un beau travail !

Éditions Pyramyd, 2022, 17 x 24 cm, 256 pages avec de nombreuses photos.

Lire aussi ma chronique sur un autre livre inspirant pour tous, de Valérie Belmokhtar : Créer, c'est exister.