mercredi 28 mars 2018

Le pouvoir de l'herbe

Jardin des plantes de Paris. © Marie M.
Comment une si minuscule chose comme un brin d'herbe peut autant inspirer les poètes, écrivains et peintres ? N'avez-vous pas remarqué comme l'herbe fraîche suscite l'émerveillement et bien d'autres émotions ? Sa couleur verte et reposante, sa fraîcheur et sa douceur, ses odeurs bien sûr, donnent envie de la fouler, de s'y asseoir ou s'y étendre, de rêver aux souvenirs d'enfance et de pique-nique, plus tard aux premiers baisers et autres fantasmes...
Elle évoque la simplicité, la renaissance, la fragilité et la vigueur, qu'elle soit en brins ou en touffe, en pré ou en prairie, folle ou mauvaise, coupée ou haute.
Autant d'aspects, intenses et foisonnants, que passe en revue Alain Corbin dans son essai La fraîcheur de l'herbe - Histoire d'une gamme d'émotions de l'Antiquité à nos jours.
Il cite abondamment les auteurs qui, depuis la nuit des temps, célèbrent son pouvoir : Pétrarque, Rimbaud, Thoreau, Rousseau, Whitman, Giono, Delerm, Ponge, Jaccottet... 
On peut mettre un immense amour dans l'histoire d'un brin d'herbe.
Gustave Flaubert à Louise Colet, le 22 avril 1854.
Tout un monde apparaît — artistique, sensoriel, sensuel, vivant et bucolique —, à la lecture de cette très longue histoire, enivrante, émouvante.
Quelle fraîcheur !

Éditions Fayard Histoire, 2018, 240 pages.

lundi 26 mars 2018

Ni potiche ni soumise

Une fille normale ne demande pas grand-chose: être aimée, rester en bonne santé, que les choses ne changent pas, qu'elles ne changent jamais, ne pas tomber enceinte, ne plus jamais voir de sang, que ses proches ne se retrouvent pas sur la liste des morts et disparus de cette ville, que les sirènes des ambulances ne la réveillent pas pendant qu'elle dort. Une fille normale ne demande rien de plus : que son père meure vite, s'il est encore en vie, et de manière tragique, horrible et dégoûtante si possible, pour que ça fasse la une de tous les journaux et qu'elle l'apprenne aux infos ; que sa sœur ne soit jamais découpée en morceaux ; que personne n'ait l'idée de violer sa nièce ; que son homme ne finisse pas un jour avec une balle dans le crâne ; que la police ne s'avise plus de lancer sur elle la tête d'un macchabée.
On sait à quel point vouloir être normal ne se décrète pas, surtout quand on est une étudiante mexicaine sexy et qu'on sort avec le caïd du coin.
C'est l'histoire de Fernanda, explosive jeune fille à fleur de peau, qu'on croit potiche et soumise mais à qui rien ni personne ne résiste, dans Ni de jour ni de nuit, premier roman d'Orfa Alarcón, jeune autrice mexicaine.
Passion, sexe, luxe, misère, mafia, violence, trahison, enfances meurtries, hip-hop et reggaeton... C'est une bombe à chaque chapitre.
Un roman fulgurant et ahurissant qu'on lit comme vit la sauvage Fernanda : à toute allure !

Éditions Asphalte, traduit de l'espagnol (mexicain) par Mélanie Fusaro, 2018, 240 pages.
Ni de jour ni de nuit a été finaliste du prix Iberoamericano de Narrativa Las Américas.
Écouter la bande-son du roman sur le site d'Asphalte.

vendredi 23 mars 2018

Mots et gros maux de la modernitude

Attention : instructif et drôle !
On croit qu'on va picorer dans ce Petit lexique de la modernitude, sautant d'une définition à l'autre dans le désordre, mais on se surprend à tout lire, de A comme acter à Z comme zénitude, tellement il est bien écrit, précis, juste et surtout drôle !
Les auteurs, Jean-Marie Audignon et Pierre Laurendeau, ont exercé divers métiers dont celui de correcteur. Tout s'explique !
Ils ont traqué tous ces "mots, expressions qui nous chatouillent l'oreille et nous gratouillent l'entendement" tous ces néologismes, anglicismes, pluriels abusifs, jargons divers (dont l'informatique), figures de styles, clichés en veux-tu en voilà et autres tics et scies qui boursoufflent les conversations entre collègues, les discours politiques et les papiers des journalistes...
Chaque entrée est définie, remise à sa place voire moquée et agrémentée d'une citation.
Quelques exemples tendance : arty, bankable, buzz, cliver, coach, "c'est compliqué", CSP+, culte, faire son deuil, disruptif, énorme, expertise, fooding, glamping, impacter, juste, faire bouger les lignes, en mode, patate chaude, pipolisation, ressenti, spin doctor, c'est à tomber, ubérisation, véganisme, vintage, zadiste...
On va dire. - Locution passe-partout, de type invasif. Contrairement à ce qu'elle annonce, ne dit strictement rien de ce qui va suivre dans la conversation. "On va dire" est une ponctuation parlée. Du même tonneau, nous avions "quelque part", "au niveau de"... Les temps (lexicaux) changent, on va dire.
Un régal !

Éditions Ginkgo, collection L'Ange du bizarre, 2018, 128 pages.
Avec des illustrations de Michel Guérard.

jeudi 22 mars 2018

Quels Marseillais ?

Marseille n'est pas unique, elle n'est pas linéaire. C'est une ville de passage, de rupture. Une ville de mouvements brusques, de communautés disparates, installées, néo-arrivantes, ethniques, culturelles, religieuses, sociales.
Les auteurs, Patrick Coulomb et François Thomazeau, ont astucieusement choisi de présenter les Marseillais de la collection Lignes de vie d'un peuple des Ateliers Henry Dougier en utilisant les cartes du tarot de Marseille.
Ils ont ainsi contourné la difficulté de définir les Marseillais — quels Marseillais ? Et qu'est-ce qu'être Marseillais ? — en 22 portraits comme autant d'arcanes majeurs.
Quelques exemples : l'ancien maire Robert Vigouroux est l'Empereur, l'architecte Rudy Riciotti est le Diable, le sénateur Bruno Gilles est le Bateleur, Philippe Carrese est l'Amoureux, Henri-Frédéric Blanc est l'Ermite, Marianne Chaillan est l'Impératrice, Sophie Le Saint est le Soleil, etc.
Chaque portrait est suivi d'un texte complémentaire sur un aspect de Marseille, sans clichés et en connaissance de cause : son patrimoine, ses quartiers, ses grandes familles, ses réseaux, sa littérature, sa presse, ses bandits, ses médecins, ses avocats, son football...
Autant de facettes que de contradictions, de splendeurs et de disgrâces qui forment un tout hétérogène, un kaléidoscope composite et cosmopolite, une ville qui fascine autant qu'elle fatigue, mais un paysage particulier, à part, entre mer et collines, entre calanques paisibles et sauvagerie urbaine où un théâtre vivant se joue à chaque coin de rue.
Les grandes lignes du peuple marseillais — en admettant qu'un "peuple marseillais" existe — sont habilement esquissées, sans caricatures.
Tout est juste, documenté, bien tourné dans ce livre écrit par deux Marseillais, journalistes et écrivains, qui proposent des ouvertures, des interstices d'un territoire toujours à explorer.
... "il y a autant de façons d'être marseillais que de Marseillais à Marseille." (Marianne Chaillan)
Ateliers Henry Dougier, Collection Lignes de vie d'un peuple, 2018, 160 pages.

vendredi 16 mars 2018

Tout André Pangrani

Les deux recueils des écrits complets d'André Pangrani viennent de paraître !
Pour ceux qui ne le connaissent pas, André avait notamment fondé la revue Kanyar et participé activement à diverses publications réunionnaises comme Le Cri du Margouillat et les éditions Centre du Monde.
• Le premier recueil, Un galet dans le pare-brise, rassemble tous les écrits littéraires d'André, c'est-à-dire les 5 nouvelles publiées dans la revue Kanyar et 28 autres textes parus sur la page Facebook "Nanofictions" ou totalement inédits, parfois inachevés.
À la fois tendres et mordants, engagés ou plus légers, drôles ou érotiques, tous ces textes dessinent un portrait émouvant d'André, toujours brillant et piquant.
Dessin de Greg Loyau
• Le second recueil réunit l'intégralité de deux truculents feuilletons parus dans les années 80 et 90 dans Le Cri du Margouillat, journal de bande dessinée de La Réunion : Le Major contre le gang des Canotiers blancs suivi de Pamela et les chiens rouges.
Signés du pseudo Alfred Lénine, dans un style joyeusement foutraque et fantaisiste à la Boris Vian, ils passent allègrement du coq à l'âne et du crocodile à la zourite (poulpe).
Trois dessinateurs du Cri du Margouillat — Li-An, Greg Loyau et Tehem — ont généreusement rendu hommage à leur ami avec de superbes dessins inédits qui font de ce second recueil un petit bijou.

Éditions Les Amis de Kanyar, 2018, 13,5 x 19 cm, 152 et 96 pages.

jeudi 15 mars 2018

Cavalier seul

Le cavalier de Derek Munn est l'histoire de toute une vie, par petites touches, dans le désordre, en courts chapitres et au gré des souvenirs, peut-être, d'un homme d'une autre époque, peut-être, mais dans un style très contemporain. Au lecteur de reconstituer le puzzle, de se laisser traverser par le mystère des images qui surgissent.
Toute une vie, c'est-à-dire une lente décomposition (dans les deux sens du terme) et quelques morts pudiquement évoqués, où la souffrance semble lointaine ou tenue à distance. Malgré l'affection de son entourage, Jean garde toujours une retenue avec les autres.
Il s'est conformé à l'image attendue de son père et gère les terres héritées. Il fait ce qu'on attend de lui — mis à part ce voyage à cheval qu'il décide, seul, lui qui est habituellement si indécis, si à côté de lui-même (de ses bottes devrait-on dire alors que, justement, ces chaussures laissent des traces tout le long du récit), entre rêverie, contemplation et réalité.
Derek Munn est d'une grande subtilité pour décrire les moments invisibles et fugaces, les non-dits, les regrets, la fatalité d'un destin, mais aussi les beautés concrètes de la nature, ses parfums et ses couleurs.
Édité comme le précédent Vanité aux fruits par L'Ire des marges — qui accorde une grande importance à l'objet livre, cousu de fil rouge apparent et présenté sous étui — le texte est d'autant plus précieux et mystérieux.

CHAPITRE XXIX
Un chapitre comme un ciel blanc, vaste comme un dos tourné, comme un regard inattentif. Chapitre de passage où on ne voit pas le temps passer, où sont rassemblés divers moments, heures, jours, semaines, mois entiers éparpillés sur de nombreuses années, qui n'ont pas laissé de traces.

Éditions L'Ire des marges, collection Majuscules, 2018, 296 pages.

Lire aussi ma chronique sur Vanités aux fruits.

mercredi 14 mars 2018

Klub et Berth (suite)

Comme il était annoncé, à la sortie des premiers tomes, la collection Mamoute s'agrandit : les tomes 2 et 3 des séries Absconcités de Klub, et Tout est dedans de Berth débarquent enfin.
On les lit, on les relit !
Bon, il faut pouvoir rire de tout et surtout de La mort. L'absurdité et l'humour noir de Klub sont à leur comble : accrochez-vous ou soyez mort de rire.
Le dessinateur est tout aussi grinçant avec Dame Nature et les animaux à poils ou à écailles. Tous ces dessins à jeux de mots, expressions au premier degré et situations décalées à gogo sont parus dans le magazine Psikopat.

Quant à Berth, tout y passe : les gros bûcherons, les petits et grands poissons, les éléphants, les tatoués, les scientifiques, les hommes des cavernes, les Gaulois, les comédiens, les déconnectés d'aujourd'hui, les gangsters, les cow-boys, les rêveurs...
Faussement au premier degré, ses dessins invitent à réfléchir sur nos comportements plus absurdes que ce que laissent entendre ses dessins.
Encore deux tomes pour une sélection des meilleurs dessins parus dans Spirou.


Éditions Rouquemoute, Collection Mamoute, 2018, 13 x 15 cm, 84 pages.

Lire aussi la chronique sur les premiers tomes.

lundi 5 mars 2018

Macabre comédie

Un comédien de feuilletons radiophoniques est sans espoir de nouveaux rôles. Mais son agent lui propose un mystérieux et juteux contrat avec une police spéciale.
— Ta voix ne convient pas pour les publicités, dit-il sur un ton compatissant. Tu es trop connu. Tu es le méchant des feuilletons radiophoniques, et ça ne fait pas vendre. Tu enregistres une publicité pour Coca Cola et Coca Cola fait faillite. C’est aussi simple que ça.  
Comme dans Le directeur n'aime pas les cadavres, le narrateur de Ma voix est un mensonge, de Rafael Menjívar Ochoa, tombe dans un milieu opaque, corrompu et violent où police, pouvoir et presse sont étroitement mêlés dans une macabre comédie.
En prêtant sa voix, il doit survivre aux complots, menaces, manipulations d'un milieu qui n'est pas le sien. Un vrai cauchemar : absurde, effrayant.
Heureusement, notre artiste trouve auprès des femmes un peu de tendresse.
Au café du coin, il y avait Guadalupe Frejas, immense comme une boule de glace à la fraise géante. Quelque chose de bon devait arriver ce jour-là, et c'était Guadalupe. Elle avait une cinquantaine d'années, mais en faisait moitié moins ; la graisse sous sa peau l'empêchait de vieillir. Elle avait un visage de bébé. Elle transpirait comme un geyser, mais ce n'était pas une transpiration violente : tout en elle n'était que douceur et tendresse. Sa voix était la plus mélodieuse jamais émise par un poste de radio, la plus pure. Son registre n'était pas très étendu, mais son expressivité était étonnante. Tout en elle était graisse et voix, et c'est sa voix qui la faisait vivre.
Un roman noir latino-américain — donc pas très loin de la réalité politique actuelle ou passée que l'on se fait de cette région du monde — et, malgré l'ambiance cauchemardesque, plein de verve et d'humour.

Quidam éditeur, traduit de l'espagnol (Salvador) par Thierry Davo, Collection Les Âmes Noires, 2018, 158 pages.

Du même auteur, chez le même éditeur : Le directeur n'aime pas les cadavres.

jeudi 1 mars 2018

K.O. par Chaos

Chaos de Mathieu Brosseau est un roman qu'on devrait lire à voix haute ou très lentement pour écouter sa musique et sa composition résonner en nous, pour se laisser envahir par sa prose poétique.
Le flux de sa conscience se tend terriblement, ça crisse, pneus sur l'asphalte, dérapage, flot, torrent, fougue, prend soudain une autre direction, un autre ton, radical, les nerfs, et ainsi fusent en elle ses mots d'énergumène.
Sa forme — le son des mots, le mouvement des phrases, un faux chaos — contourne, épouse les contours flous, élastiques et désordonnés de la pensée et de la parole. Illusion de confusion, elle flotte entre réalité et folie, vole entre rêve et visions — pas seulement de La Folle mais aussi de l'Interne, de l'Infirmier, de l'Aînée, de tous ces personnages sans noms, simplement désignés par leur fonction, leur rôle. Peu de noms propres (seulement pour deux rongeurs !), peu de repères.
Au début on est K.O., ensuite on reste abasourdi — halluciné — de tant de liberté prise avec les mots, au-delà du sens.
On finit par se frayer une voie dans l'exubérance, à moins que ce soit le chaos qui s'empare de nous.
— Vous savez, contrairement à vous, je n'ai aucune imagination, je suis absolument incapable d'inventer ce que je vois.
De l'histoire on sait seulement qu'une folle est enfermée dans un hôpital psychiatrique et qu'elle intrigue ceux qui l'entourent au point que l'Interne — coup de folie ou coup de génie ? — prend la liberté de la faire sortir pour retrouver sa sœur jumelle.
Un roman dingue et mesuré, démesuré. Une fable sur le chaos du monde. 

Quidam éditeur, 2018, 168 pages.