jeudi 30 juillet 2020

"Écrire donne envie d'écrire"

Cécile Antoir vue par Luce Lagier.

Cécile Antoir a publié plusieurs nouvelles dans Kanyar : Chambre verte, Vacance, Modification, Routes.
Tout comme elle décrit avec maestria ces sensations
et ces petits riens du quotidien dans ses nouvelles, elle décortique ici avec finesse ses processus d'écriture et ses sources d'inspiration, entre autres.


Depuis quand écris-tu en général ? Et des nouvelles en particulier ?
J'écris depuis toujours pour moi, dans d'innombrables carnets, mais sans forme narrative : ce sont des notes, des listes, des descriptions, des impressions ou des souvenirs. C'est Kanyar qui m'a donné l'impulsion nécessaire pour me lancer dans un "vrai" projet : trouver une trame narrative et aller jusqu'au bout d'une idée... Je n'avais jamais écrit de nouvelles avant, mais lorsque le projet de Kanyar a émergé cela a été comme un déclic. C'était le moment et l'occasion. 

Tes nouvelles sont publiées dans Kanyar. Comment as-tu rencontré André Pangrani, le fondateur de la revue ? Quels souvenirs en as-tu ?
Je connais André depuis que je suis petite car il gravitait dans le milieu de mes parents et s'occupait, avec mon père, du Cri du Margouillat à La Réunion. Je garde de cette époque des souvenirs diffus : des apéros, des fêtes liées au théâtre ou à la bande dessinée. L'image d'André dans son petit bureau de Saint-Denis, au fond d'une cour au premier étage. Le bureau était enfumé. Je me souviens bien de sa voix, de son accent à la fois nonchalant et vif, de son rire. Ensuite, il a disparu quelque temps.
La nouvelle Modification de Cécile
est inspirée par La Modification
de Michel Butor
Je l'ai retrouvé bien plus tard au moment du projet de Kanyar. J'ai su qu'il cherchait des nouvelles et je me suis dit que j'allais essayer. C'était un peu comme un pari avec moi-même et puis je me suis prise au jeu... J'ai envoyé ma nouvelle à André qui m'a rappelée aussitôt en me disant "Je prends !". Il était très enthousiaste et moi très heureuse ! Il m'a encouragée et je me souviens que, pour Modification, l'une de ses remarques m'a donné des ailes pendant une bonne semaine ! Il était très bienveillant et avait un jugement sûr, tout en saisissant bien ce qui faisait la particularité et l'univers de chacun. Mon dernier souvenir de lui remonte à un repas au restaurant : il avait plein de projets et voulait notamment donner une place plus importante à l'illustration dans la revue. Il était toujours très stimulant. Je me souviens de son coup de fil joyeux après que j'ai donné Kanyar à Michel Butor lors d'une rencontre en librairie. Il a été enterré le jour de la mort de Butor.

As-tu expérimenté ou souhaites-tu expérimenter d'autres formes (romans, poèmes, chansons, blog...) ?
Un roman oui, cela me fait rêver... Ce qui me manque, c'est un fil narratif. De fait, je suis attirée par des écritures peu narratives et je cherche (sans m'y mettre réellement !) une forme... Avant qu'André ne meure, je pensais lui exposer un projet sur les lieux, cela aurait été comme une sorte de déambulation où les lieux font surgir autre chose... des épiphanies spatiales en quelque sorte. Je pensais que cela pouvait avoir une place dans Kanyar. Je ne sais pas, il faudrait que je creuse cette idée car elle me tient à cœur. J'aimerais aussi expérimenter les livres illustrés, les livres associant projets graphiques et projets d'écriture. Côté écriture ou côté dessin, d'ailleurs !

En tant que lectrice, quel genre de littérature préfères-tu ? Quelles autrices/auteurs ont pu t'influencer ?
Les auteurs qui comptent pour moi sont innombrables ! C'est très difficile de faire un classement. Il y a eu des époques : l'époque Aragon, l'époque Giono. Duras, Butor, Calvino, McCullers. L'époque Sarraute, Perec, Handke, Ernaux, Marie NDiaye, Henri Calet, Proust (forcément une époque vu le temps qu'il faut pour le lire !). J'aime beaucoup la littérature du XXe siècle, globalement, et suis très attirée par les livres qui sortent : la littérature très contemporaine en somme, qui parle du monde dans lequel nous vivons ou vivions, des auteurs comme Laurent Mauvignier, Hélène Lenoir, Marie Darrieussecq, Emmanuel Carrère. Mes derniers enthousiasmes : Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo et Liliane Beauquel pour leur écriture et Paolo Cognetti, pour tout.
J'aime aussi lire des livres de philosophie, d'ethnologie, de sociologie, ceux de Marc Augé, de J. B. Pontalis, de Clément Rosset, de Mona Chollet, par exemple. Sans oublier la littérature pour enfants, une auteure comme Malika Ferdjouk me réjouit ! Les écrits de René Frégni, de Charles Juliet, de Marie-Hélène Lafond, de Pierre Michon, de Bergounioux m'attirent pour leur émouvante âpreté, leur sujet ténu. Tous ces livres m'inspirent pour des raisons différentes : leur propos, leur écriture, leur atmosphère, leurs images, leur auteur. Je donnerais beaucoup pour un café avec Georges Perec et une balade dans Paris avec Henri Calet ! Globalement, j'aime beaucoup les autobiographies, les récits introspectifs, les témoignages, les journaux, les carnets de notes, les fragments. Le réalisme au sens large.
Les livres qui mélangent célébration du quotidien et épopée me semblent des sommets de réussite : Le Hussard sur le toit de Giono et Le Dieu des Petits Riens d'Arundhati Roy, par exemple. Leurs images sont merveilleuses.

"Rien ne m'inspire plus que le lieu que j'aime et connais par cœur mais vu à travers le souvenir et le rêve."
Avec le recul, as-tu remarqué des sujets de prédilection dont tu n'avais pas forcément conscience avant ?
En effet, écrire met à jour des constantes dont je n'avais pas forcément conscience avant. J'aime écrire sur les lieux ou à partir des lieux. Les routes, les maisons, certaines villes, par exemple. Dans Vacance, le personnage principal, c'est aussi la vieille maison de famille soudain vidée de ses occupants... Dans Modification, c'est la route qui se déploie entre l'île de Ré et Paris. Routes se situe dans les monts du Forez et Chambre verte, ma première nouvelle, évoque les lieux de La Réunion filtrés par la mémoire et le rêve...
Je me suis aussi rendu compte que j'aimais parler d'un personnage seul dans un lieu et me suis étonnée à écrire des nouvelles qui se teintent d'une coloration légèrement fantastique alors que ce n'est pas tellement ce que je lis. Ce qui me plaît, c'est sans doute le basculement dans l'étrangeté que peut éprouver une conscience dans la solitude et, en outre, cela permet de construire le récit avec une "intrigue simple".
"Finalement, je lis et j'écris peut-être pour répondre à cette question : comment on "fait avec" ?"
J'ai aussi compris pourquoi je m'intéressais depuis si longtemps à la littérature traitant du banal et de l'anecdotique. J'ai fait mes mémoires sur Georges Perec (La poésie des choses dans Les Choses, Espèces d'espaces et Un homme qui dort) et sur "le quotidien dans Le Journal du dehors d'Annie Ernaux, Le Poids du monde de Peter Handke et Espèces d'espaces de Georges Perec". Un personnage à qui il arrive des histoires extraordinaires ou des aventures en nombre me touche moins que celui qui se coltine son quotidien. Dans les romans policiers, les passages que je préfère sont ceux où l'inspecteur rentre chez lui, se fait un œuf sur le plat et va fumer sa cigarette sous le vieux marronnier en démêlant les fils de sa journée. Finalement, je lis et j'écris peut-être pour répondre à cette question : comment on "fait avec" ? Comment on gère l'ennui, le rien, l'attente, les idées qui s'évaporent, ces innombrables et minuscules projets qui se font et se défont sans laisser de traces ou presque ? Le temps d'avant et celui d'après. Je suis très frustrée, dans un film, quand les ellipses nous amènent directement au cœur de l'action : moi ce que j'ai envie qu'on me raconte, c'est comment le personnage en est arrivé là, comment il s'est levé, a attendu, espéré, voyagé, comment il se tenait dans le train, à quoi il pensait. Rien ne m'ennuie plus qu'un combat dans un récit de chevaliers ! Je viens de lire, d'Adèle Van Reeth, La Vie ordinaire — ordinaire qu'elle ressent comme un poids — qui m'a beaucoup intéressée parce qu'elle pose cette question existentielle de ce qu'on fait de nos existences dans tous ces inévitables moments ordinaires. Mais pour moi, il y a aussi une poésie du quotidien, pas nécessairement dénuée de poids tragique d'ailleurs et une nécessité de prendre en charge ce presque rien donnant sa couleur à nos actions et même à nos pensées les plus abstraites. Le "Poids du monde", en somme.

Comment écris-tu (rituels, lieux, horaires, façons de faire...) ?
Je n'ai aucun rituel d'écriture à part remplir des carnets, et encore les bons jours... Je suis très feignante. J'admire les gens qui écrivent le matin avant que la maisonnée ne se réveille. Il faut une certaine disponibilité pour écrire et je l'ai rarement. Je travaille à plein temps, j'ai des enfants. J'écris dans les interstices, les transports en commun, les salles d'attente, les cafés, les vacances. J'écrivais pendant les siestes des enfants quand ils étaient petits... d'où l'intérêt de la note brève. D'où l'intérêt aussi des dates de rendus qui polarisent (enfin !) l'attention et obligent ! Cela dit, et c'est paradoxal, j'ai l'impression d'écrire partout, tout le temps et, au fond, je vis les choses comme toujours dédoublées d'écriture, d'une sorte d'épaisseur descriptive ou contemplative.
Mais quand j'écris une nouvelle, je ne fais plus que ça, je ne pense plus qu'à ça. C'est un gouffre !
"... j'ai l'impression d'écrire partout, tout le temps et, au fond, je vis les choses comme toujours dédoublées d'écriture, d'une sorte d'épaisseur descriptive ou contemplative."

D'où te vient l'inspiration ?
Je dirais que l'inspiration me vient des lieux filtrés par les souvenirs. Rien ne m'inspire plus que le lieu que j'aime et connais par cœur mais vu à travers le souvenir et le rêve. Quand je suis sur place, cela me semble moins émouvant, moins riche, que quand je n'y suis plus ! Mais j'emmagasine. C'est comme un processus de distillation dans un alambic ! Je pense souvent à cette image de Rilke : "Ce n'est que lorsque (les souvenirs) deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu'ils n'ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n'est qu'alors qu'il peut arriver qu'en une heure très rare, du milieu d'eux, se lève le premier mot d'un vers". Le passage en entier est très beau et inspirant en lui-même ! Il parle magnifiquement bien de l'écriture. De fait, je suis littéralement habitée par certains lieux, certaines atmosphères, qui vivent en moi à la manière de voiles se superposant et s'associant. Ainsi, les lieux et l'écriture sont très liés pour moi.
"On peut creuser dans le passé
de manière quasi infinie.
Faire résonner le passé,
le présent et l'avenir,
multiplier les possibles."
On dit de l'art, de la peinture, de la littérature, qu'ils apprennent à voir ou à vivre le réel, c'est aussi vrai du processus d'écriture lui-même. Quel bonheur quand on parvient à approcher l'image qui exprimera ce qui, jusque là, restait nébuleux ou incernable ! Découvrir, en lisant ou en écrivant, certaines images, certaines expressions ou atmosphères est une source d'inspiration en soi. C'est la "métaphore vive" qui ouvre au possible. Tout comme les titres et les listes qui me laissent rêveuse et parfois agissent comme des déclencheurs d'écriture. Lorsque je commence une nouvelle, j'ai d'ailleurs souvent son titre, comme un petit programme concentré !
Enfin, je dirais qu'écrire inspire. Écrire donne envie d'écrire. Une sensation en appelle une autre, une image lance un récit ou une description. "Il faudrait pouvoir écrire en étoile", disait Aragon. Quand j'écris, mon texte se développe à l'intérieur de lui-même par insertions successives ou par couches. Je n'écris pas du tout de façon linéaire mais plutôt dans les "plis" du texte. Mon expérience de l'écriture, c'est l'expérience, fascinante, d'un temps non chronologique qui part dans tous les sens, qui n'est plus seulement devant soi mais derrière, sur les côtés, partout ! Le temps passé, par exemple, redevient un projet. Un événement minuscule, dont la durée n'a pas excédé une minute, peut devenir immense. On peut creuser dans le passé de manière quasi infinie. Faire résonner le passé, le présent et l'avenir, multiplier les possibles. Les sensations, les impressions, les réminiscences s'associent sans soucis des espaces et des temporalités ordinaires et c'est un sentiment grisant que je ne retrouve nulle part ailleurs.

D'autres entretiens des autrices et auteurs de nouvelles dans Kanyar :

- Pierre-Louis Rivière
- Emmanuel Gédouin
- Julie Legrand
- Xavier Marotte
- Emmanuel Genvrin
- Olivier Appollodorus, dit Appollo

mardi 28 juillet 2020

La magie des roses, du sel et de la pluie

Histoires sur les roses, la pluie et le sel est un recueil de nouvelles, très courtes, de l'autrice ukrainienne Dzvinka Matiyash.
Les trois thèmes des roses, de la pluie et du sel sont le fil conducteur, ou le dénominateur commun, des trois parties du recueil.
Au fil des histoires, l'autrice crée un univers qui surprend et dérange parfois. Les personnages ne sont pas des héros, mais le deviennent, un peu malgré eux, grâce au souvenir d'un narrateur ou d'un autre personnage.
Leur héroïsme est celui du quotidien. Ils sont de ceux dont on ne parle pas et de ceux qui se taisent (une grand-mère, une petite fille, une couturière, un moine...) et font de leur mieux pour affronter les vicissitudes d'une vie cabossée, la fatalité ou l'incompréhension de leur entourage.
Les récits sont des sortes de fables brossées avec minutie dans le clair-obscur. Car soudain, dans ce réalisme, sombre et triste, la lumière transperce et révèle un monde fantastique, mystique ou magique.
Alors ces vies minuscules, sous la plume de Dzvinka Matiyash, prennent une couleur surnaturelle et nous laissent une impression de rêve étrange, grâce aux roses, à la pluie et au sel.

Les Éditions Bleu & Jaune, 2020, 228 pages.
En 2012, ce recueil a été finaliste du prix du livre ukrainien de l'année de la BBC.

mardi 14 juillet 2020

Le Covid-19 vu de l'intérieur

Retrouvons* la talentueuse dessinatrice et vulgarisatrice scientifique Fiamma Luzzati pour une série de grandes et petites histoires sur le Covid-19 : Ressusciter n'est pas une mince affaire.
Elle trouve toujours le ton juste entre information, sensibilité et humour pour aborder un sujet anxiogène et poignant.
En s'appuyant sur des études scientifiques, des entretiens avec des professionnels (psy, sexologue, philosophe, médecins) et des témoignages de particuliers, elle revient sur la façon dont nous avons vécu le confinement qui a bouleversé nos vies : comment les enfants comprennent la pandémie, comment les ados en parlent, comment les couples sont affectés, comment certains n'ont plus eu envie de déconfiner (une forme de syndrome de Stockholm) et pourquoi certains deuils sont impossibles à faire... Une réanimatrice italienne raconte son quotidien pendant le "corona-tsunami". Une jeune fille débordée de Seine-Saint-Denis s'occupe de toute sa famille dont sa petite sœur autiste. Une étudiante en médecine se porte volontaire pour aider dans un hôpital et raconte, entre autres, comment l'infantilisation de la population rend irresponsable. Une psychologue raconte comment elle accompagne les familles des défunts, par téléphone ou par Skype. Une malade raconte sa longue convalescence, c'est-à-dire comment elle a ressuscité (d'où le titre de l'ouvrage).
Vous vous reconnaitrez ou comprendrez mieux comment les autres l'ont vécu.

Éditions Massot, juin 2020, 84 pages en version numérique (4,99 euros).
En janvier 2021 paraitra la version papier en 96 pages.

* Lire mes chroniques sur de précédents ouvrages de Fiamma Luzzati :
- Le cerveau peut-il faire deux choses à la fois ?
- La femme qui prenait son mari pour un chapeau

Le blog de l'autrice sur le site du Monde : L'avventura.