Cécile Antoir vue par Luce Lagier. |
Cécile Antoir a publié plusieurs nouvelles dans Kanyar : Chambre verte, Vacance, Modification, Routes.
Tout comme elle décrit avec maestria ces sensations et ces petits riens du quotidien dans ses nouvelles, elle décortique ici avec finesse ses processus d'écriture et ses sources d'inspiration, entre autres.
Depuis quand écris-tu en général ? Et des nouvelles en particulier ?
J'écris depuis toujours pour moi, dans d'innombrables carnets, mais sans forme narrative : ce sont des notes, des listes, des descriptions, des impressions ou des souvenirs. C'est Kanyar qui m'a donné l'impulsion nécessaire pour me lancer dans un "vrai" projet : trouver une trame narrative et aller jusqu'au bout d'une idée... Je n'avais jamais écrit de nouvelles avant, mais lorsque le projet de Kanyar a émergé cela a été comme un déclic. C'était le moment et l'occasion.
Tes nouvelles sont publiées dans Kanyar. Comment as-tu rencontré André Pangrani, le fondateur de la revue ? Quels souvenirs en as-tu ?
Je connais André depuis que je suis petite car il gravitait dans le milieu de mes parents et s'occupait, avec mon père, du Cri du Margouillat à La Réunion. Je garde de cette époque des souvenirs diffus : des apéros, des fêtes liées au théâtre ou à la bande dessinée. L'image d'André dans son petit bureau de Saint-Denis, au fond d'une cour au premier étage. Le bureau était enfumé. Je me souviens bien de sa voix, de son accent à la fois nonchalant et vif, de son rire. Ensuite, il a disparu quelque temps.
La nouvelle Modification de Cécile est inspirée par La Modification de Michel Butor |
As-tu expérimenté ou souhaites-tu expérimenter d'autres formes (romans, poèmes, chansons, blog...) ?
Un roman oui, cela me fait rêver... Ce qui me manque, c'est un fil narratif. De fait, je suis attirée par des écritures peu narratives et je cherche (sans m'y mettre réellement !) une forme... Avant qu'André ne meure, je pensais lui exposer un projet sur les lieux, cela aurait été comme une sorte de déambulation où les lieux font surgir autre chose... des épiphanies spatiales en quelque sorte. Je pensais que cela pouvait avoir une place dans Kanyar. Je ne sais pas, il faudrait que je creuse cette idée car elle me tient à cœur. J'aimerais aussi expérimenter les livres illustrés, les livres associant projets graphiques et projets d'écriture. Côté écriture ou côté dessin, d'ailleurs !
En tant que lectrice, quel genre de littérature préfères-tu ? Quelles autrices/auteurs ont pu t'influencer ?
Les auteurs qui comptent pour moi sont innombrables ! C'est très difficile de faire un classement. Il y a eu des époques : l'époque Aragon, l'époque Giono. Duras, Butor, Calvino, McCullers. L'époque Sarraute, Perec, Handke, Ernaux, Marie NDiaye, Henri Calet, Proust (forcément une époque vu le temps qu'il faut pour le lire !). J'aime beaucoup la littérature du XXe siècle, globalement, et suis très attirée par les livres qui sortent : la littérature très contemporaine en somme, qui parle du monde dans lequel nous vivons ou vivions, des auteurs comme Laurent Mauvignier, Hélène Lenoir, Marie Darrieussecq, Emmanuel Carrère. Mes derniers enthousiasmes : Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo et Liliane Beauquel pour leur écriture et Paolo Cognetti, pour tout.
J'aime aussi lire des livres de philosophie, d'ethnologie, de sociologie, ceux de Marc Augé, de J. B. Pontalis, de Clément Rosset, de Mona Chollet, par exemple. Sans oublier la littérature pour enfants, une auteure comme Malika Ferdjouk me réjouit ! Les écrits de René Frégni, de Charles Juliet, de Marie-Hélène Lafond, de Pierre Michon, de Bergounioux m'attirent pour leur émouvante âpreté, leur sujet ténu. Tous ces livres m'inspirent pour des raisons différentes : leur propos, leur écriture, leur atmosphère, leurs images, leur auteur. Je donnerais beaucoup pour un café avec Georges Perec et une balade dans Paris avec Henri Calet ! Globalement, j'aime beaucoup les autobiographies, les récits introspectifs, les témoignages, les journaux, les carnets de notes, les fragments. Le réalisme au sens large.
Les livres qui mélangent célébration du quotidien et épopée me semblent des sommets de réussite : Le Hussard sur le toit de Giono et Le Dieu des Petits Riens d'Arundhati Roy, par exemple. Leurs images sont merveilleuses.
"Rien ne m'inspire plus que le lieu que j'aime et connais par cœur mais vu à travers le souvenir et le rêve." |
En effet, écrire met à jour des constantes dont je n'avais pas forcément conscience avant. J'aime écrire sur les lieux ou à partir des lieux. Les routes, les maisons, certaines villes, par exemple. Dans Vacance, le personnage principal, c'est aussi la vieille maison de famille soudain vidée de ses occupants... Dans Modification, c'est la route qui se déploie entre l'île de Ré et Paris. Routes se situe dans les monts du Forez et Chambre verte, ma première nouvelle, évoque les lieux de La Réunion filtrés par la mémoire et le rêve...
Je me suis aussi rendu compte que j'aimais parler d'un personnage seul dans un lieu et me suis étonnée à écrire des nouvelles qui se teintent d'une coloration légèrement fantastique alors que ce n'est pas tellement ce que je lis. Ce qui me plaît, c'est sans doute le basculement dans l'étrangeté que peut éprouver une conscience dans la solitude et, en outre, cela permet de construire le récit avec une "intrigue simple".
"Finalement, je lis et j'écris peut-être pour répondre à cette question : comment on "fait avec" ?" |
Comment écris-tu (rituels, lieux, horaires, façons de faire...) ?
Je n'ai aucun rituel d'écriture à part remplir des carnets, et encore les bons jours... Je suis très feignante. J'admire les gens qui écrivent le matin avant que la maisonnée ne se réveille. Il faut une certaine disponibilité pour écrire et je l'ai rarement. Je travaille à plein temps, j'ai des enfants. J'écris dans les interstices, les transports en commun, les salles d'attente, les cafés, les vacances. J'écrivais pendant les siestes des enfants quand ils étaient petits... d'où l'intérêt de la note brève. D'où l'intérêt aussi des dates de rendus qui polarisent (enfin !) l'attention et obligent ! Cela dit, et c'est paradoxal, j'ai l'impression d'écrire partout, tout le temps et, au fond, je vis les choses comme toujours dédoublées d'écriture, d'une sorte d'épaisseur descriptive ou contemplative.
Mais quand j'écris une nouvelle, je ne fais plus que ça, je ne pense plus qu'à ça. C'est un gouffre !
"... j'ai l'impression d'écrire partout, tout le temps et, au fond, je vis les choses comme toujours dédoublées d'écriture, d'une sorte d'épaisseur descriptive ou contemplative." |
D'où te vient l'inspiration ?
Je dirais que l'inspiration me vient des lieux filtrés par les souvenirs. Rien ne m'inspire plus que le lieu que j'aime et connais par cœur mais vu à travers le souvenir et le rêve. Quand je suis sur place, cela me semble moins émouvant, moins riche, que quand je n'y suis plus ! Mais j'emmagasine. C'est comme un processus de distillation dans un alambic ! Je pense souvent à cette image de Rilke : "Ce n'est que lorsque (les souvenirs) deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu'ils n'ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n'est qu'alors qu'il peut arriver qu'en une heure très rare, du milieu d'eux, se lève le premier mot d'un vers". Le passage en entier est très beau et inspirant en lui-même ! Il parle magnifiquement bien de l'écriture. De fait, je suis littéralement habitée par certains lieux, certaines atmosphères, qui vivent en moi à la manière de voiles se superposant et s'associant. Ainsi, les lieux et l'écriture sont très liés pour moi.
"On peut creuser dans le passé de manière quasi infinie. Faire résonner le passé, le présent et l'avenir, multiplier les possibles." |
Enfin, je dirais qu'écrire inspire. Écrire donne envie d'écrire. Une sensation en appelle une autre, une image lance un récit ou une description. "Il faudrait pouvoir écrire en étoile", disait Aragon. Quand j'écris, mon texte se développe à l'intérieur de lui-même par insertions successives ou par couches. Je n'écris pas du tout de façon linéaire mais plutôt dans les "plis" du texte. Mon expérience de l'écriture, c'est l'expérience, fascinante, d'un temps non chronologique qui part dans tous les sens, qui n'est plus seulement devant soi mais derrière, sur les côtés, partout ! Le temps passé, par exemple, redevient un projet. Un événement minuscule, dont la durée n'a pas excédé une minute, peut devenir immense. On peut creuser dans le passé de manière quasi infinie. Faire résonner le passé, le présent et l'avenir, multiplier les possibles. Les sensations, les impressions, les réminiscences s'associent sans soucis des espaces et des temporalités ordinaires et c'est un sentiment grisant que je ne retrouve nulle part ailleurs.
D'autres entretiens des autrices et auteurs de nouvelles dans Kanyar :
- Pierre-Louis Rivière- Emmanuel Gédouin
- Julie Legrand
- Xavier Marotte
- Emmanuel Genvrin
- Olivier Appollodorus, dit Appollo
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