mercredi 26 octobre 2016

Le questionnaire que Proust n'inventa pas

Proust n'est pas l'auteur du fameux questionnaire qui porte son nom, mais il se prêta à ce jeu mondain anglais de la fin du XIXe siècle et, de fait, le rendit célèbre. D'autres écrivains y ont ensuite répondu, de plus ou moins bonne grâce.
Un petit livre amusant, simplement intitulé Le questionnaire de Proust, reprend leurs réponses — drôles, graves, poétiques, spirituelles — publiées en 1952 dans la revue Livres de France.
Petit florilège : la couleur préférée de Marcel Achard était le rouge de théâtre ; les héroïnes de Louis Aragon dans la vie réelle et dans la fiction, et ses noms favoris étaient "Elsa, Elsa, Elsa" ; le musicien favori de Jacques Audiberti était le silence ; le plus grand malheur d'Antoine Blondin aurait été d'être changé en femme ; le principal défaut de Blaise Cendrars était de rêvasser ; Maurice Chevalier aurait aimé mourir sans effroi ; le musicien favori de Romain Gary était Bob Dylan ; Eugène Ionesco n'aurait pas aimé être un autre ; l'occupation préférée de Marcel Jouhandeau était l'amour ; Joseph Kessel aurait voulu être un sorcier ; Paul Léautaud n'avait pas le culte des héros ; Pierre Mac Orlan détestait par-dessus tout les racontars ; François Mauriac ne connaissait pas de plus grand malheur que la vieillesse ; Henry de Monfreid détestait par-dessus tout le souriant mensonge des contraintes mondaines ; l'occupation préférée de Roger Nimier était la dératisation et la destruction des photos de famille ; Marcel Pagnol aurait aimé être n'importe qui dans l'an 2000 ; l'état d'esprit de Jean Paulhan en remplissant le questionnaire était l'ennui : il lui était insupportable de répondre à des questions qu'il ne s'était jamais posées ; le comble de la misère de Raymond Queneau était également de remplir un questionnaire ; le plus grand malheur de Paul Reboux aurait été d'être obligé de lire tout Balzac ; l'idéal de bonheur terrestre de Georges Simenon était de vivre en paix avec lui-même ; les auteurs favoris en prose et les poètes préférés d'Elsa Triolet étaient "Aragon, etc". ; la qualité préférée chez la femme pour Louise de Vilmorin était l'absence.
En fin d'ouvrage, la liste des questions permettra de jouer en société ou de réfléchir pour soi-même à ces questions plus ou moins cruciales.


Éditions Textuel, 2016, 148 pages, 30 photographies.

mardi 25 octobre 2016

À la recherche du bonheur perdu

Laurent Hasse, documentariste, s'est fait renversé par une voiture, a frôlé la mort, a dû rééduquer son corps, a perdu l'odorat mais aussi le sens de la vie. Pour sortir de cette crise existentielle post-traumatique, il décide du jour au lendemain de traverser son pays, la France, des Pyrénées jusqu'à la Mer du Nord, à pied, et de filmer son périple.
La marche a du sens pour lui puisqu'il a failli être tué par une voiture. Le long de son voyage en solitaire, il va aussi à la rencontre des autres, leur demande l'hospitalité et ce qu'est le bonheur pour eux, d'où le titre du film : Le bonheur... Terre promise.
Chacun a sa propre vision du bonheur et apporte sa petite pierre au questionnement du réalisateur — et au nôtre. Parler du bonheur, c'est réfléchir sur le sens de la vie et après quoi on court (d'où l'intérêt de ralentir un peu pour réfléchir). Et finalement, c'est se demander comment surmonter nos souffrances et nos malheurs, d'autant que le réalisateur n'interroge pas des nantis, mais plutôt des Français cabossés par la vie.
Le film montre aussi de magnifiques paysages en hiver, de la campagne, parfois de coins très reculés et pourtant pas si lointains, mais aussi d'horribles zones périphériques, des biches qui gambadent dans un champ, une grenouille écrasée sur le bitume et des graffitis comme "La route de la sous-France".
Je pense à cette phrase de Nicolas Bouvier dans L'usage du monde : "On croit que l'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait."
Une belle expérience, un film riche, émouvant, drôle parfois, d'une simplicité philosophique et poétique. Plein de sens.
Je me rends compte que Laurent Hasse a également écrit un livre, J'irai jusqu'à la mer, sur cette expérience, mais je ne l'ai pas (encore) lu.
Cette fois-ci je voulais parler de ce si beau film vu hier soir dans un cinéma du fin fond de la France — puisqu'on est toujours au bout du monde pour quelqu'un.

- Le bonheur... Terre promise, film documentaire, 2012, 1 h 34.
- J'irai jusqu'à la mer, éditions Payot & Rivages, Collection Petite Bibliothèque Payot, 2016, 304 pages. 

Sur la marche, lire aussi ma chronique sur le très beau livre du sociologue David Le Breton : Marcher, Éloge des chemins et de la lenteur.

dimanche 23 octobre 2016

Que reste-t-il de nos amours périmées ?

En une vingtaine de textes courts réunis dans Les héros périmés, Ksénia Lukyanova brosse à rebrousse-poil (mais avec un pinceau de maquillage) des histoires en prose, surtout des histoires d'amour. Amours d'une nuit, amours finies... que reste-t-il de ces rencontres sinon des pardons à donner, des images à écrire, le temps à remonter ?
"J'ai une vie à vivre, un dîner à brûler, des brûlures à gratter jusqu'au sang, le sang des parjures à boire, ma bouche à ourler de rouge, le rouge de l'amour à tacher du noir des passions, des passions à calmer par une gifle de honte, la honte à mettre à genoux, des genoux à soigner par des milliers de pardons à demander, des demandes d'amour jusqu'à la fin de mes jours à refuser parce que je suis immortelle."
Ksénia est née en Russie, vit en France depuis quelques années et écrit en français une poésie crue, originale, surprenante, actuelle.
Et paf ! une bonne claque aux vieilles barbes barbantes de la poésie.

Éditions Rue des Promenades, 2016, 96 pages.

De l'impossibilité de communiquer

Dans Je n'ai pas eu le temps de bavarder avec toi, Brahim Metiba s'inspire de ce mot bref et d'un ticket de métro laissés par son père pour dévider un écheveau. Comment se fait-il que son père regrette de n'avoir pas eu le temps alors qu'il n'a, en fait, pas saisi ou provoqué l'occasion ?
À la manière de Sophie Calle qui crée un dispositif à partir de sa propre vie pour créer une œuvre d'art, ce ticket de métro est pour Brahim Metiba l'occasion de prendre le bus et de déambuler dans Paris, dans ses souvenirs et ses réflexions.
Dans Ma mère et moi, il s'agit du rapport avec la mère, si différente aussi, mais d'une autre manière que le père. Il y a beaucoup d'amour mais une incompréhension insurmontable. Par exemple, sa mère voudrait qu'il se marie, de préférence avec une musulmane, mais il est homosexuel et veut être heureux à sa façon. Il tente de communiquer avec elle en lui lisant Le livre de ma mère d'Albert Cohen.
De cette impossibilité de parler avec ses parents, de se comprendre mutuellement, de surmonter le fossé des générations, Brahim Metiba se tourne vers nous, lecteurs et fait œuvre.
Les textes de ces deux livres sont courts, trop courts : on suivrait encore longtemps le fil de cette écriture simple, précise, brillante.

Éditions du Mauconduit, 2015, 54 et 60 pages (un coffret réunit ces deux premiers livres, un troisième est à paraître en janvier 2017).

Les éditions du Mauconduit publient essentiellement des textes littéraires et des documents dans le registre de la mémoire et de la transmission (récits personnels, mémoires, autofiction...). 

vendredi 14 octobre 2016

Une vraie fiction

Antônio Xerxenesky (© Renato Parada)
Le titre de ce roman de Antônio Xerxenesky est F, tout simplement. Chacun complètera à sa guise : F comme... fiction ou comme F for Fake, le semi-documentaire d'Orson Welles sur le cinéma et l'art de l'illusion, traduit en français par Vérités et mensonges.
La couverture de F indique également : L'histoire de la femme qui devait tuer Orson Welles. En effet, c'est l'histoire d'Ana, une jeune Brésilienne, tueuse à gages, qui est chargée d'en finir avec le fameux réalisateur. Elle va trouver chez lui un double, un maître dans l'art de la manipulation, car elle excelle dans la mise en scène de ses crimes, les faisant passer pour de vrais accidents.
Pour elle, le crime parfait est une forme d'art.
Nous voilà donc embarqués dans le Brésil des années 80, pays d'origine de notre héroïne (et de l'auteur), au temps de la dictature militaire, puis dans le Paris des cinéphiles où, pour mieux connaître et approcher sa victime, Ana visionne tous les films d'Orson Welles, et enfin à Los Angeles — ville du cinéma hollywoodien — où elle se fait engager à ses côtés comme assistante.
Il est aussi question de musique pop des années 80, et notamment de Joy Division, New Order, Siouxsie and the Banshees... de quoi inspirer à l'auteur une liste de morceaux comme les éditions Asphalte aiment en accompagner leurs publications.

F est une ode à l'art, au cinéma, à la musique et, bien sûr, à la littérature. C'est une fiction, rien qu'une fiction, qui frictionne, qui frissonne et surtout qui fonctionne.

Éditions Asphalte, traduit du brésilien par Mélanie Fusaro, 2016, 240 pages.

mardi 11 octobre 2016

Réparer l'oubli

Qu'est-ce qui fait qu'on lit un livre d'une traite ? Le style, forcément.
Dans la lignée de Spéracurel (voir ma chronique), Anna Dubosc, visiblement très proche de la narratrice donc sur le mode autobiographique, parle de sa mère Koumiko (muse du film Le Mystère Koumiko de Chris Marker et poétesse).
Revenons au style : fluide et frais, réel comme du langage parlé par moments, qui se passe de fioritures et va droit au but avec trois fois rien, ce qui donne un rythme tendu et frénétique. Le ton est franc, percutant, drôle et poétique malgré l'atmosphère dramatique.
Le sujet est également très touchant : un parent qui, sous l'effet d'une maladie dégénérative, perd la tête et la mémoire, n'est plus ce qu'il a été, change de personnalité et de goûts. On inverse alors les rôles enfant-parent, on prend soin, on s'inquiète, et parfois on se crispe, on s'exaspère, puis on le regrette.
Le rapport à l'écriture et au langage est important : la mère a cessé d'écrire quand la fille a été publiée. C'est peut-être un hasard, mais il semble que le regard sur la beauté du monde ait été transmis par cette mère hors du commun, un peu spéciale, qui savait voir l'importance des choses insignifiantes et qui notait tout.
Dans ses carnets récents, elle note tout ce qu'elle oublie, ce qu'elle a mangé, l'année, l'heure. Les jours de la semaine et, en face, le nombre de films qu'elle a vus. Lundi : 1 film, mardi : 2 films... Je voudrais tout relier, faire des phrases, réparer l'oubli.

Éditions Rue des Promenades, 2016, 208 pages. 

Autres chroniques sur les livres d'Anna Dubosc :

- Bruit dedans
- Spéracurel
- Nuit synthétique.

mercredi 5 octobre 2016

Le retour de la Petite Personne

Connaissez-vous la Petite Personne ?
Elle est née sur une page d'écriture en 1970, sous la plume de Perrine Rouillon. Elle a mené sa petite vie dans divers journaux et recueils. Elle revient, ou renaît, avec un titre à rallonge aux éditions Thierry Marchaisse : Moi et les autres Petites Personnes on voudrait savoir pourquoi on n'est pas dans le livre, en plus c'est la première fois que je mets mes bras comme ça
À première vue, on dirait un gribouillis, tout petit, deux centimètres de haut maximum, et puis les fils de la pelote se délient et donnent vie à une Petite Personne, un petit personnage pensant (avec une grosse tête, têtu, mais qui n'a pas la grosse tête). C'est une sorte d'alter ego de la dessinatrice ("dessinautrice ou auteurnatrice"), "l'instance narrante", avec qui s'instaure le dialogue, ou plutôt un monologue intérieur, juste quelques mots, quelques réflexions bien senties, espiègles, rebelles, émouvantes. Les dessins répondent au texte et inversement. Les uns ne vont pas sans l'autre. Enfin, pas toujours : parfois les dessins vont seuls et le lecteur s'invente sa petite histoire tout seul. C'est de l'écriture dessinée. De la poésie au trait.

Éditions Thierry Marchaisse, 2016, 176 pages.

dimanche 2 octobre 2016

La couleur du temps

© Hermance Triay
Journal d'un homme heureux, le dernier livre de Philippe Delerm, reprend des pages d'un journal écrit en 1988 et 1989, entrecoupé de commentaires écrits en 2015-2016.
Il s'agit donc d'un regard posé sur ce passé, une époque où l'immense succès de La première gorgée de bière n'avait pas encore éclaté et qui fait curieusement dire à l'auteur : "Je n'ai sans doute jamais été plus heureux que cette année-là". L'écrivain travaillait alors à son roman historique Autumn, sur les peintres préraphaélites, un sujet un peu éloigné de son écriture personnelle, alors que le journal lui permettait de l'exprimer librement. Ces notes portent en germe cette véritable nature. Il n'a ensuite plus tenu de journal.
Alors qu'il est souvent difficile de parler de bonheur, Philippe Delerm est passé maître en la matière et relève le défi de décrire les détails fugitifs de son quotidien familial, dans sa maison douillette avec jardin, même sous la pluie.
(...) pour moi un journal intime, ou littéraire (ou les deux), c'est d'abord l'occasion de fixer, de revivre des atmosphères. Y donner la couleur du temps qu'il fait me semble donc presque nécessaire.

Éditions du Seuil, 2016, 288 pages.

D'autres chroniques sur les livres de Philippe Delerm :
- Je vais passer pour un vieux con et autres petites phrases qui en disent long ;
- Elle marchait sur un fil ;
- Les eaux troubles du mojito et autres belles raisons d'habiter la terre.