mercredi 30 novembre 2016

Hors saison, hors du temps, hors du commun

L'histoire de Louise en hiver de Jean-François Laguionie est simplissime et fantastique : une vieille dame rate le dernier train et reste seule dans la station balnéaire de Biligen où elle passe ses étés. Entre souvenirs d'enfance, rêves et divagations, elle se construit une cabane sur la plage déserte, rencontre un chien qui parle, prend des notes sur sa solitude et sa "vieillitude" à l'hiver de sa vie, attend le retour de l'été et des vacanciers avec lenteur, douceur.
Louise se sent tout d'abord abandonnée, seule et loin du monde, puis elle affronte ses pensées et la profondeur d'une réalité flottante.
Ce dessin animé, avec ses coups de pinceaux, ses couleurs diluées et le grain du papier apparent est une succession de tableaux mouvants et poétiques où le vent donne vie aux paysages bretons.
À contre-courant des films d'animation frénétiques, hors du temps, hors du commun, l'œuvre nous confronte au temps qui passe, à la solitude, à la contemplation... et peut-être à ce que nous voudrions éviter : nous retrouver face à nous-mêmes. On peut sortir un peu mélancolique de la projection, mais les pensées de Louise, touchantes et profondes, font leur chemin et nous accompagnent longtemps après.
L'actrice Dominique Frot, qui prête sa voix chaude et rocailleuse au personnage de Louise, dirige la collection La voix du papier qui publie également d'autres nouvelles de Jean-François Laguionie : Le prof de mime, La statue de la Liberté, Au début tout va bien, Ode à la nuit...

Éditions Delatour France, collection La voix du papier, 2016, 84 pages.

mardi 29 novembre 2016

La loi du plus fort et la voix des autres

Je l'avoue, à première vue, l'essai d'un syndicaliste ne m'excitait pas follement, surtout quand on connaît la fin de l'histoire. Or, le titre a éveillé ma curiosité et, en un rien de temps, j'étais déjà à la moitié du livre : ce récit est humain, direct, instructif, clair et bien écrit, pas du tout rébarbatif ni dépourvu d'humour.
Sidéré par la façon dont la "Loi travail" a été votée, Jean-Claude Mailly, secrétaire général de Force ouvrière, revient sur les faits de cette bataille dans Les apprentis sorciers. L'invraisemblable histoire de la loi travail.
Je me suis fait un devoir de livrer mon analyse et mon récit de ces mois pour le moins abracadabrantesques où se mêlent et s'entrechoquent la politique, l'économie, la psychologie, les manœuvres... 
Où l'on revoit comment certaines réformes et lois devraient être le fruit d'une concertation et finalement pas du tout. Où l'on comprend quels rapports de force sont en place, quels coups tordus et blocages s'opèrent et quelles affinités ne jouent pas. Exemples nominatifs à l'appui et copies de courriers en annexes.
C'est l'histoire d'une trahison, historique, édifiante, d'autant plus cinglante qu'elle s'est déroulée sous un gouvernement "socialiste".
Par association d'idées, je pense au dernier film de Ken Loach, Moi, Daniel Blake, qui dénonce le système socio-économique anglais.
Parfois je suis pessimiste et je me demande si ces combats — perdus d'avance — contre la loi du plus fort servent vraiment à quelque chose. Parfois je suis optimiste et je me dis que des gens se mettent en colère, défendent les plus démunis, et que cela mérite d'être rappelé.

Éditions Les Liens qui libèrent, 2016, 128 pages.

lundi 28 novembre 2016

Survivre aux coups

Dans Mécanismes de survie en milieu hostile, Olivia Rosenthal entrelace les histoires et les situations hantées — étranges et irréelles, entre cauchemar, science fiction et thriller — avec des passages réalistes en italique, témoignages et récits liés à des expériences de mort imminente ou des rapports cliniques sur les phases de la mort.
Une jeune femme traquée doit abandonner son amie blessée dans un climat de fin du monde, une autre semble incapable de vivre parmi les autres, mutique et absente à elle-même, peut-être déjà morte-vivante... Autant de pistes mystérieuses et déconcertantes, de fictions créées à partir de souvenirs enfouis, de façons de survivre à l'abandon, au deuil, à la séparation... Les pièces du puzzle se mettent en place et s'assemblent au fur et à mesure pour former un tout cohérent.
Un tout qui est également une interrogation sur l'écriture, moyen de survie, stratagème pour contourner les faits qui finissent quand même par rejaillir.
Je relis ce texte, je le scrute, je le cherche, je le reprends sans cesse, je le triture, je l'abîme, je le rature et il revient. Il est revenu tant de fois que j'ai décidé de ne pas y renoncer. Il a insisté tant de fois que j'ai décidé de le garder, de lui faire confiance, de lui donner sa chance. Il fait partie de ces choses indistinctes, scories, dépôts, traces, qu'on ne peut effacer. Il fait partie de ces choses qu'on ne peut abandonner. Il est l'une des expressions possibles de ce qui me hante.
Ce livre attendait depuis deux ans dans ma bibliothèque. Je ne comprends pas pourquoi je ne l'ai pas lu avant, mais je comprends pourquoi je voulais le lire absolument.

Éditions Verticales, 2014, 182 pages.

jeudi 24 novembre 2016

Kanyar n° 5, un dernier pour la route

Dessin de couv : Jean-Philippe Stassen

Le n° 5 de Kanyar  — cette belle revue qui a eu le bon goût de publier mes nouvelles depuis le n° 1 — sera le dernier*. Son fondateur André Pangrani est décédé le 31 juillet dernier alors qu'il terminait ce numéro. Les auteurs, sa famille et ses enfants ont œuvré pour qu'il puisse paraître.
Cette fois-ci, l'illustration de couverture est de Jean-Philippe Stassen.
Petit tour d'horizon des routes où nous emmènent les auteurs : Olivier Appollodorus ouvre les hostilités avec des conflits armés sur l'île de La Réunion ; Fabienne Pompey nous plonge dans la spectaculaire fête du Dipri en Côte d'Ivoire ; Emmanuel Genvrin met en scène le Théâtre Vollard dans une autofiction et propose le livret (avec partition) de son dernier opéra ; Nathalie Valentine Legros nous invite à un enterrement et à un baptême rocambolesque à La Réunion ; Emmanuel Gédouin nous pétrifie dans une Floride infestée de serpents ; Vincent Constantin nous fait voir des étoiles à La Réunion ; Edward Roux fait claquer les cymbales dans le sud de la France ; Xavier Marotte nous ouvre les portes d'un appartement hanté ; Teddy Iafare-Gangama nous entraîne au plus chaud de la forêt tropicale ; Marie Martinez tisse un huis-clos en attendant l'éclosion ; André Pangrani nous déchire définitivement et Jean-Christophe Dalléry fait du rififi dans les colonies allemandes.

Pour commander les numéros de Kanyar : bientôt des informations sur le site.

Lire aussi mes chroniques sur :
- Kanyar n° 1 (épuisé) ;
- Kanyar n° 2 ;
- Kanyar n° 3 ;
- Kanyar n° 4.

 

* Finalement non, puisque depuis Les Amis de Kanyar poursuivent l'aventure avec les numéros 6, 7, 8...

Ce Margouillat qui crie, encore et toujours

Le Cri du Margouillat, journal de bande dessinée qui a poussé son premier cri en 1986 à La Réunion, fête ses 30 ans cette année. Plus précisément, un bon gros numéro spécial de 208 pages vient de renaître à l'occasion : il crie encore et toujours.
Certes, ce Cri est surtout entendu dans son île de l'océan Indien, mais il a été reconnu par ses pairs à Angoulême, Saint-Malo et dans le monde entier qui l'entoure, pour reprendre une expression du regretté rédac chef André Pangrani.
C'est l'histoire d'une joyeuse aventure qui a permis à des générations de dessinateurs et scénaristes de bande dessinée de s'exprimer et se faire imprimer.
Pour ce Spécial 30 ans, la plupart d'entre eux (voir l'impressionnante liste ci-dessous) ont affûté leurs plumes, fait chauffer le goudron et taillé leurs crayons pour créer plus 180 planches de BD désopilantes ou émouvantes, mais aussi des interviews, des hommages, des cris de joie, des coups de gueule...
Ont participé, dans l'ordre des pages : Boby, Tehem, Hobopok, Greg Loyau, Frenchy, Fabrice Urbatro, Lewis Trondheim, Sébastien Gignoux, Flo, Moniri, Logan, Bax, Payet, Laetitia Larralde, Charles Lépine, Mad, Appollo, François Gillet, Sophie Awaad, Séné, Frédérique Cheynet, Émeline Chan, Denis Vierge, Jef Wesh, Dufestin, Tanquerelle, Anjale, Ronan Lancelot, Victor von Boltenstern, Guy Delisle, Anna Vitry, Anselme, Emmanuel Brughera, Maca Rosee, Michel Faure, David Mantaux, Conrad Botes, Stéphane Bertaud, Anpa, Marie M., Goho, Christophe Cassiau-Haurie, Guillaume Clarisse, Joe dog, Stéphane Oiry, Li-An, Anatis, Sergio Grondin, Bruzefh, Sara Quod, Boris, Charles Masson, Hippolyte, ainsi que de nombreux lecteurs qui ont tenu à pousser leurs cris du chœur.
Comme vous voyez, ça fait beaucoup de monde, et du beau !

Éditions Centre du Monde, 2016, 208 pages.
En vente principalement à La Réunion et, pour les Parisiens, à la soirée de lancement de Kanyar n° 5 au Lieu-Dit, le 10 décembre 2016.

samedi 19 novembre 2016

Bientôt Noël : Les indispensables

Voici une petite sélection pour Noël, avant, après, plus tard, dès maintenant. Il n'est jamais trop tôt pour se faire des cadeaux. Certains livres sont difficiles à trouver car ils sont injustement passés à côté de leur chance et ne sont pas forcément des nouveautés. Ils méritent d'être commandés auprès de votre libraire.

- Sombre aux abords de Julien d'Abrigeon (Quidam) est la belle pépite de la rentrée, sombre mais brillant.
- Watership Down de Richard Adams (Monsieur Toussaint Louverture) est une nouvelle traduction et édition d'un succès mondial.
- Pas Liev de Philippe Annocque (Quidam) un roman haletant qui n'a pas rencontré le succès qu'il mérite. Allez ! Tous pour Liev ! D'ailleurs, tous les livres de cet auteur sont brillants : voir aussi Liquide.
- Le cœur à trois heures du matin de Peter Bakowski est un recueil de poèmes percutants.
- Remèdes à la mélancolie d'Eva Bester (Autrement) est le cadeau qui fait du bien, donc qui fait toujours plaisir.
- Rapport sur moi et L'invité mystère de Grégoire Bouillier (Allia) : j'ai un faible pour cet auteur peu prolixe. 
- Le corps de la langue de Julien Bosc (Quidam) : le plaisir du texte sur le plaisir du sexe.
- Bleu éperdument de Kate Braverman (Quidam) : ce recueil de nouvelles est mon livre culte. C'est tout dire.
- Les poupées sauvages de Claire Deville (Le Délirium) : une descente aux enfers du tango.
- Le reste de leur vie de Jean-Paul Didierlaurent (Au Diable Vauvert), l'exercice risqué des personnages animés de bons sentiments : rare et difficile !
- Koumiko d'Anna Dubosc (Rue des Promenades) sur une mère poétesse en proie à une maladie dégénérative qui la rend, malgré tout, toujours plus poétique.
- J'ai aussi un faible pour l'œuvre de Christian Garcin.
- Rock Sakay d'Emmanuel Genvrin (Gallimard) un rock movie dans les îles de l'océan Indien et en Ile-de-France.
- Féroces et La chute des princes de Robert Goolrick (Anne Carrière) : deux livres puissants, impossibles à lâcher. 
Les Malchanceux de Brian Stanley Johnson est un roman sous forme de coffret avec des chapitres à lire dans l'ordre que l'on veut : exceptionnel à tous points de vue.
- Infini - Histoire d'un moment de Gabriel Josipovici (Quidam) ou n'importe quel autre livre de l'auteur.
- La revue Kanyar dont le n° 5 sera malheureusement le dernier pour cause de décès d'André Pangrani, son fondateur. Les auteurs — dont je suis — ont tenu à éditer ce dernier numéro qui était presque bouclé (bientôt disponible).
- La femme qui prenait son mari pour un chapeau de Fiamma Luzzati (Delcourt) pour s'instruire sur les avancées scientifiques sur le cerveau en bande dessinée.
- Je me suis tue de Mathieu Menegaux (Grasset) : un premier roman très réussi ;
- Je n'ai pas eu le temps de bavarder avec toi et Ma mère et moi de Brahim Metiba (Mauconduit) deux livres d'une écriture limpide et profonde sur l'impossibilité de communiquer avec les parents.
- Pierre n'a plus peur du noir de Michel Pastoureau (Privat) pour les enfants. 
- La femme au colt 45 de Marie Redonnet (Le Tripode) en attendant la réédition de trois autres des romans de l'autrice en février ;
- Todo Mundo de Pierre-Louis Rivière (Orphie), un roman poétique et subtil ;
- Moi et les autres Petites Personnes on voudrait savoir pourquoi on n'est pas dans le livre de Perrine Rouillon (Thierry Marchaisse) pour ceux qui n'aime pas (trop) lire mais qui aiment les mots.
- Aki Shimazaki (Léméac / Actes Sud) à offrir par coffrets de petits livres.
- L'univers à peu près - Petit imprécis de culture approximative de Didier Tronchet (Les Échappés) est le livre le plus hilarant que j'aie lu depuis longtemps et presque personne n'en a parlé ! Non, vraiment, c'est le vrai cadeau de Noël qui pétille.

jeudi 17 novembre 2016

Le dernier des Targot

Dans Grossir le ciel de Franck Bouysse, les rudes paysages cévenols sous la neige plantent un décor idéalement austère pour un roman noir. C'est en voyant Paul Argot dans Profil paysans de Raymond Depardon, ce paysan taciturne aux cheveux longs qui vit reclus dans sa montagne avec ses animaux, que l'auteur a eu l'idée du personnage de Gus, le dernier de la famille Targot. Pour ceux qui ont vu le documentaire, il est impossible de ne pas faire le rapprochement.
La vie n'est pas facile dans cette campagne reculée, mais Gus Targot a été élevé à la dure (autant dire maltraité) et continue à vivre sur ses terres pauvres sans parler à personne d'autre que son chien et son voisin Abel. Et encore depuis peu avec ce dernier, car leurs familles se détestaient sans qu'il sache pourquoi.
Secrets de familles, drames tus, taloches et fusils à portée demain : la violence est palpable.
Dans la routine âpre de cette vie rurale, des visites et rencontres inhabituelles, voire déplaisantes, vont se succéder.
Ce roman noir nous plonge dans les conditions de vie de ces petits paysans — qui disparaissent faute de repreneurs ou de descendance, parfois dépossédés comme les Indiens d'Amérique. Ce qui fait sa force, sa profondeur, est son point de vue social, avec des sujets comme les banques, la religion, mais aussi les haines de familles et de villages, la charité et l'humanité de l'abbé Pierre, la solitude et l'altérité, la dignité, la liberté...
C'était une drôle de journée, une de celles qui vous font quitter l'endroit où vous étiez assis depuis toujours sans vous demander votre avis. Si vous aviez pris le temps d'attraper une carte, puis de tracer une ligne droite entre Alès et Mende, vous seriez à coup sûr passé par ce coin paumé des Cévennes. Un lieu-dit appelé Les Doges, avec deux fermes éloignées de quelques centaines de mètres, de grands espaces, des montagnes, des forêts, quelques prairies, de la neige une partie de l'année, et de la roche pour poser le tout.
Dès le début, nous voilà prévenus. Une tension s'installe, s'amplifie et oblige à lire le roman d'une traite.

Grossir le ciel a déjà reçu de nombreux prix : Prix Polar Michel-Lebrun, Prix Calibre 47 du festival Polar'Encontre, Prix des lecteurs du festival du polar de Villeneuve-lez-Avignon... Il est actuellement en compétition pour le Prix SNCF du polar 2017, un prix public pour lequel tout le monde peut voter. Profitez-en !

Éditions Le Livre de poche, La manufacture de Livres, 2016, 240 pages.

lundi 14 novembre 2016

L'Iran vu de l'intérieur

Alma Rivière, dans Le Chameau ivre, fait entendre les voix de jeunes Iraniens, garçons et filles, rebelles et parfois nostalgiques.
Et qu'est-ce qu'on y apprend ? Que les jeunes Iraniens qui peuplent ces vingt nouvelles sont des jeunes comme les autres : ils aiment boire, manger de bonnes choses et fumer ; ils aiment l'amour, l'amitié, la musique, les frivolités, mais aussi la littérature...
Sauf que tout cela est bien compliqué dans cet Iran où ça ne rigole pas tous les jours, où règnent l'injustice et la stupidité, quand ce n'est pas carrément la guerre comme pendant ces huit années.
De souvenirs en brèves histoires dans la grande, Alma Rivière nous donne à voir, sur un ton critique et ironique, un Iran humain et chaleureux, de personnes et d'objets qui ne sont plus (son enfance, ses amis, sa maison, son walkman...), probablement à cause de la guerre, du temps qui passe et du monde qui change.
Ce n'est pourtant pas un crime d'être jeune. Quand vous marchiez dans la rue avec une fille, ou quand vous n'étiez pas habillé correctement, il y avait des chances pour que vous ayez des ennuis. Je n'ai jamais vraiment compris comment ça fonctionnait, rapport à la loi. Vous étiez accusé de causer des "troubles" ou un truc comme ça. En gros, ça voulait dire que vous troubliez la personne avec qui vous marchiez, je pense. En général, ça commençait par cette question : "Comment connaissez-vous cette jeune femme ?"
Éditions Rue des Promenades, 2016, 132 pages.

vendredi 11 novembre 2016

Diabolik BD

Superbe style que celui d'Alexandre Clérisse — couleurs acidulées et Pop Art inspirés de David Hockney — réalisé sous Illustrator pour L'été Diabolik. L'histoire se situe dans les années 60, sur un scénario à rebondissements et très prenant de Thierry Smolderen, qui rend également hommage à la bande dessinée de l'époque.
Car ne vous y trompez pas : ces couleurs joyeuses et nostalgiques de nos albums de jeunesse, dans un milieu chic avec belles villas Art Déco en bord de mer, piscines et voitures élégantes, cachent une atmosphère de roman noir, une histoire d'espionnage, de LSD, de jolies filles et de disparitions. Le narrateur se souvient de ses 15 ans et de mystères non résolus...

Ce roman graphique est en lice pour le Prix SNCF du polar 2017 et le mériterait diaboliquement. D'ailleurs, c'est le public qui vote : foncez !

Éditions Dargaud, 2016, 168 pages. 

- Le site de l'album.
- Le blog d'Alexandre Clérisse.

mercredi 9 novembre 2016

Jeremiah & Jeremiah & Jeremiah...

Dans la ramification de l'œuvre de Christian Garcin, une nouvelle branche a poussé avec cette nouvelle intitulée Jeremiah & Jeremiah et commandée par le musée d'histoire de Nantes.
Bien sûr, cela rappelle Les vies multiples de Jeremiah Reynolds, son précédent livre qui raconte la vie de cet aventurier écrivain qui a fait lui-même le récit de la chasse à la baleine blanche dans Mocha Dick. Mais cette fois-ci, il s'agit de deux autres Jeremiah qui naviguent aussi dans ce milieu, puisque l'un d'eux est capitaine de navire baleinier et l'autre est harponneur. Les faits réels et historiques des activités du port de Nantes sont prétexte à une fiction romanesque dans le XIXe siècle, un récit court et palpitant.
Et il n'était pas rare, indiquait Jeremiah à Amélie qui ne comprenait pas tout car le vocabulaire parfois de Jeremiah était obscur à ses yeux, mais qui néanmoins buvait ses paroles et plongeait ses yeux vert d'eau dans le regard noir, exalté, de Jeremiah Stubborn qui sentait bien qu'il l'avait, elle, harponnée par son récit et n'entendait pas la lâcher de sitôt, il n'était pas rare que le patron ou le harponneur tombe à l'eau, s'emprisonne dans la corde qui se déroulait à toute allure en sifflant tandis que les autres tentaient de la maintenir, de la freiner — mais ils finissaient par la lâcher en grimaçant car elle leur avait brûlé à vif l'intérieur des mains, et il n'était pas rare donc que le harponneur ou le patron se noient, parfois entraînés par la corde, parfois aussi assommés par la baleinière et parfois les deux à la fois, le tout n'excédant pas dix minutes de temps, dans la grande vitesse de la baleinière halée par l'animal, avec le vent froid qui sifflait aux oreilles, l'équipage qui hurlait et la mer rouge de sang qui explosait tout autour.
Mais voilà, juste de quoi vous harponner et vous donner envie de connaître la suite de l'histoire et le contexte...

Éditions du Château des ducs de Bretagne, 2016, 46 pages.
À commander directement à la librairie du château-musée.

La tragédie de la guerre

Reporter de guerre pendant plus de vingt ans, Sorj Chalandon souhaitait depuis longtemps écrire sur la douleur de la guerre. La fiction le lui a permis avec des personnages qui pouvaient agir à sa place, prolonger son expérience, celle de la tragédie, réelle et poétique. D'où le thème du théâtre omniprésent.
Le quatrième mur est cette frontière invisible entre la scène et les spectateurs, entre la fiction et le réel. Une pièce doit être jouée dans un pays en guerre — Antigone d'Anouilh au Liban — comme une trêve utopique : pendant deux heures, des comédiens des différents camps feraient vivre la paix. L'histoire est à la fois intimiste et historique. Georges, metteur en scène et militant qui a une petite famille, est embarqué, par conviction et amitié, dans la grande Histoire et l'enfer de la guerre.
Éric Corbeyran, scénariste de bande dessinée, et Horne, dessinateur, se sont emparés de ce drame subtil, beau et terriblement tragique, où tout est étroitement imbriqué, ajoutant un autre niveau de lecture : le dessin en noir et blanc, à la fois doux et sombre.
Que ce soit physiquement ou psychologiquement, certains ne reviennent jamais de la guerre.

BD : Marabulles, 2016, 136 pages.
Roman : Grasset (2013), Livre de Poche (2014), 336 pages. Prix Goncourt des Lycéens 2013.

vendredi 4 novembre 2016

Lignes de fuite

Todo mundo, le nouveau roman de Pierre-Louis Rivière met en scène beaucoup de monde, des créoles du monde entier, mais surtout un narrateur qui arpente les rues — de Salvador, de Cape Town, de La Havane, des îles de l'océan Indien — comme déjà les personnages de deux de ses romans précédents : Le Vaste monde et Notes des derniers jours.
Dans les villes comme dans ses pensées, il trace des méandres qui ne sont pas sans rappeler Proust ou Cervantès — oui, n'ayons pas peur de la comparaison — habité de réminiscences, d'images superposées, d'ubiquité, de gémellité, de causes perdues. Il est question de recherches, de disparitions, d'absences, d'errances, de mémoires, de fuites, de façons de quitter la scène et la vie — qui ne tient qu'à un fil.
On suit le fil invisible de ces déambulations, les liens qui relient un lieu à un autre, une personne à une autre, une situation à une autre.
Et pour conjurer les pertes dues à la mémoire ou à la mort, il reste l'art et la nécessité d'écrire, de graver, de mettre en scène, de photographier...
Quelquefois, j'ai moi aussi cette pensée saugrenue que ma vie ne tient qu'à un fil, le dernier brin d'une corde usée auquel je reste suspendu dans le vide. Cette pensée pourrait être des plus tragiques et me mettre dans une humeur noire — la même humeur qui assombrit aujourd'hui le regard de Ceciliá — me donner la triste figure de l'Ingénieux Chevalier, mais au lieu de cela, aussitôt elle me réjouit parce qu'elle me rappelle le cinéma, les feuilletons que je voyais enfant ou les films d'aventure américains dans lesquels le héros est suspendu à une corde, sans savoir qu'à cause de ses mouvements, la corde s'est peu à peu usée au tranchant du rebord rocheux où elle est amarrée.
Une magie opère, dans l'histoire et à la lecture. L'écriture de Pierre-Louis Rivière, poétique et subtile, se déroule et envoûte en volutes légères.

Éditions Orphie, 2016, 360 pages. 

D'autres chroniques sur les livres de Pierre-Louis Rivière :
- Le Vaste monde et Notes des derniers jours ;
- Clermance Kilo.

jeudi 3 novembre 2016

Le plus romanesque dans le romanesque

Alex Brendemüll © Carles Pericàs
La belle histoire que le Mal de pierres de Milena Agus !
Un court roman éminemment romanesque, érotique et surprenant (une fin à laquelle on ne s'attend pas), sur lequel j'ai déjà écrit une chronique enflammée.
J'avais adoré le livre, je suis donc allée voir le film de Nicole Garcia.
Il est toujours intéressant de voir comment un réalisateur — en l'occurrence la réalisatrice — s'empare d'une histoire, se l'approprie.
Nicole Garcia a notamment transposé le cadre de la Sardaigne dans le sud de la France. Le mari de Gabrielle devient un réfugié espagnol qui a fui le régime de Franco. Bref, le but n'est pas de vous raconter l'histoire de cette jeune femme exaltée, éperdue.
Or, du point de vue des personnages, je trouve que c'est cet acteur quasi inconnu, Alex Brendemühl, qui vole la vedette à Marion Cotillard et Louis Garrel. Dans ce rôle secondaire du mari — discret, sensuel et d'une puissance contenue, maîtrisée — il est le plus romanesque de tous.

- Film de Nicole Garcia, 2016, 1 h 56.
- Roman de Milena Agus, éditions Le Livre de poche, 2009, 160 pages (éditeur d'origine Liana Levi).

mercredi 2 novembre 2016

Vivre avant la finitude

Attendez ! ne partez pas tout de suite !
Si on n'a pas spécialement envie d'y penser tous les jours, la date d'aujourd'hui est propice aux interrogations sur la mort. Penser à sa propre finitude ou à celle de nos proches est toujours difficile, voire taboue, angoissante, terrifiante.
C'est justement pour soulager notre peur de mourir que les professeurs Gian Domenico Borasio, spécialiste européen de la médecine palliative, et Régis Aubry, président de l'Observatoire national de la fin de vie, ont cosigné La fin de vie, Ce que l'on sait, Ce que l'on peut faire, Comment s'y préparer car, disent-ils :
La peur est mauvaise conseillère. Elle déforme les perceptions, elle entrave l'accès à l'information et elle empêche le dialogue. Pour ces trois raisons, trop de gens échouent à bien se préparer à mourir. Or, les patients que nous avons le privilège d'accompagner dans la dernière phase de leur vie nous apprennent que se préparer à mourir est la meilleure façon d'apprendre à vivre.
Le livre s'adresse aussi à ceux qui accompagnent des personnes en fin de vie et leur fournit des conseils et principes pour mieux affronter l'épreuve. Mais il devrait aussi intéresser le corps médical, pas toujours formé au dialogue apaisant avec les mourants et les proches.
On y apprend comment fonctionne le vivant, comment on meurt physiologiquement, mais aussi comment est organisée la prise en charge des personnes en fin de vie en France et ce qu'il reste à faire...
Bref, un ouvrage médical et sociétal, très instructif, et surtout facile à lire.
Comme dit le professeur Moustache : "Tu mourras moins bête, mais tu mourras quand même !"
En attendant, restez vivants.

Éditions Eyrolles, 2016, 230 pages. 

Sur le même sujet, voir mes chroniques sur des essais et récits :
- La source noire et Réapprivoiser la mort de Patrice Van Eersel ;
- La maison du mort de Dominique Lecomte ;
- L'année de la pensée magique et surtout Le bleu de la nuit de Joan Didion ;
- J'ai réussi à rester en vie de Joyce Carol Oates
- Le Deuil blanc de Jean Biès ;
- La mort n'est pas une terre étrangère de Stéphane Allix.

mardi 1 novembre 2016

L'envers de la mélancolie

© Radio France / Christophe Abramowitz
La délicieuse voix d'Eva Bester sur France Inter, le dimanche matin pour son émission Remèdes à la mélancolie, est déjà un bonbon pour l'âme.
L'animatrice ausculte avec douceur — et surtout avec joyeuseté — ses invités sur le rapport qu'ils entretiennent avec la mélancolie, puis les interroge sur leurs moyens de contrer cette indéfinissable humeur.
Avec ce livre, c'est au tour de l'animatrice de répondre à la question avec une sélection d'extraits d'entretiens et de remèdes proposés par plus de 80 artistes parmi tous ceux qui se sont confiés à son micro : écrivains, cinéastes, journalistes, acteurs, chanteurs, peintres, dessinateurs...
Autant de "sérums littéraires, antidotes musicaux, onguents filmiques, activités anti-spleen, idées consolatoires, à manger et à boire, ce qui fait rire et autres citations béquilles, sans oublier les choses à éviter (à moins de se noyer délibérément dans la mélancolie)" et autres bonus. 
Le livre prolonge l'émission, comme un refuge douillet, à lire d'une traite ou à picorer ici et là pour se réjouir, les jours d'ennui et de solitude, en allant puiser des idées dans les arts : scènes d'anthologie du cinéma, chansons-souvenirs, livres qui ont marqué, citations frappées au coin du bon sens, philtres, potions et autres nourritures du corps et de l'esprit...
Et vous, quels sont vos élixirs, vos drogues, vos passions, vos grigris de bonne humeur ?
Un livre à offrir à tous les amoureux de l'émission d'Eva Bester (sans sa voix délicieuse), comme à ceux qui ne la connaissent pas encore.

Éditions Autrement, 2016, 282 pages. 
En attendant le prochain dimanche, on peut réécouter les émissions Remèdes à la mélancolie.