jeudi 29 août 2019

La tournée des grandes dupes

Illustration de couverture : Xavier Richard
Tulipe Blues est un texte loufoque, absurde, inventif, poétique, onirique et irrésistiblement drôle d'Emmanuel Pinget.
Une équipe d'ouvriers a pour mission de livrer, pendant un week-end voire davantage, une énigmatique tulipe bleue fabriquée dans leur atelier.
Leur patron — dont la société s'appelle Big & José — donne des instructions à distance, façon Big Brother, mais trop vagues pour qu'ils puissent accomplir leur mission dans de bonnes conditions.
Les voilà donc embarqués pour une tournée rocambolesque, pleine de surprises, de péripéties et trouvailles improbables, qui tourne en rond et fait tourner en bourrique le narrateur. Et il a de quoi avoir le tournis et le blues avec son équipe de bras cassés...
La brume est dense. Les phares diffusent une lumière chirurgicale, on voit moins la route que s'ils étaient éteints. Je le fais remarquer à Talmone, qui me dit de pas jouer les miss météo. Je lui demande pourquoi il allume pas les feux de brouillard. Il répond c'est de la brume.
Car Tulipe blues est un texte d'une richesse qui peut être appréciée à différents niveaux, certes pour sa poésie comique, mais aussi comme un blues, une complainte sur l’esclavagisme moderne et absurde du travail.

Éditions Louise Bottu, 2019, 190 pages.

mardi 27 août 2019

Jeune fille en quête de (re)pères

Au début de Pourquoi les hommes fuient ?, le dernier roman d'Erwan Larher*, Jane agace. Elle a l'arrogance de son jeune âge et surtout elle ne lit pas. Ensuite, elle s'exprime comme elle parle, avec un vocabulaire parfois incompréhensible pour ceux qui sont nés au siècle dernier et qu'on ne trouve pas dans le dictionnaire. Et finalement, c'est ce qui devient intéressant, son franc-parler, et le fait qu'on commence à la connaître, lui accorder quelque circonstance atténuante et une personnalité pas si superficielle, inculte et paumée qu'elle n'en avait l'air. Elle a un ascendant sur les autres (elle peut même percevoir les auras). Elle est surtout dotée d'un sens de la repartie très à-propos et plein d'humour. Surtout qu'en face d'elle, les adultes sont fuyants à souhait, et tellement bien campés aussi dans leur façon de décamper.
Le signe qu'on s'attache aux personnages, donc au livre qu'on tient entre ses mains, c'est qu'on est prêt à mordre sur le temps de sommeil ou procrastiner sur tout le reste pour avancer dans l'histoire.
Le vioque qui a ouvert la porte doit avoir dans les quatre-vingts balais. Il est chauve du dessus et porte ce qu'il reste de ses cheveux, tout blancs, longs jusqu'aux épaules. Il plisse les yeux derrière ses immenses lunettes carrées aux verres gras. Sa peau, sans déc, on dirait la vieille éponge que tu retrouves au fond du placard sous l'évier quand tu déménages, même l'eau n'en veut plus et coule dessus en doigt d'honneur.
C'est donc l'histoire de cette jeune fille en quête de père, donc de repères, et de ses pérégrinations pour le retrouver (ou pas). Entretemps, elle croisera quelques adultes, hommes et femmes, s'interrogera sur la tendance à fuir, fera un pas de côté dans la science-fiction, etc. Entretemps aussi, on entendra les voix croisées de deux musiciens rock, qu'on confondrait presque d'ailleurs, l'un étant le pendant de l'autre comme le revers d'une même médaille, dont un qui a réussi et l'autre pas (réussi quoi, d'ailleurs ?).
Mais peu importe (presque) l'histoire de ce roman, si l'on s'y attache, cela est dû au talent d'Erwan Larher qui trouve un style et une psychologie des personnages (plus réalistes que dans Marguerite n'aime pas ses fesses et peut-être un brin moins que dans son excellent témoignage du Livre que je ne voulais pas écrire), branchés sur la dynamique de Jane qui ne tient pas en place. Un style réaliste avec un pas de côté dans la magie ou le surnaturel.

Quidam éditeur, 2019, 356 pages.

* voir aussi les chroniques sur les autres livres d'Erwan Larher parus chez Quidam :
- Marguerite n'aime pas ses fesses ;
- Le livre que je ne voulais pas écrire.

lundi 26 août 2019

Manifeste pour l'écologie

Le dessinateur de presse et auteur de bande dessinée Aurel signe Fanette, un petit album instructif et drôle sur un personnage féminin qui manifeste son ras-le-bol d'une société incapable de changer et qui court à sa perte sans comprendre l'enjeu de l'écologie.
Fanette est un personnage dans la lignée des Agrippine de Bretécher, des Mafalda de Quino et de la vraie Greta Thunberg : les adultes (et son petit frère) n'ont rien compris aux actions à mener contre le réchauffement climatique. Elle va donc leur expliquer avec son langage et son tempérament de pré-ado.
La confrontation avec les autres donnera lieu à des frictions et situations comiques.
Tout y passe : les bons gestes au quotidien, acheter local, faire un potager bio, les transports non polluants...
Une saine lecture pour tout public, à partir de 8 ans.

Éditions Rouquemoute, collection Maximoute, 2019, 15,2 x 15,2 cm, couverture cartonnée, 54 pages.

En vente ici aussi.

vendredi 23 août 2019

Des racines à la lumière

Voilà le genre de livre qu'on aime : qui accroche dès les premières pages et qui éblouit jusqu'à la dernière.
Olivier Dorchamps, dans Ceux que je suis, nous plonge dans une histoire apparemment simple — mais plus exactement racontée simplement, de façon très réaliste et subtile —, celle d'une famille franco-marocaine.
Le narrateur, jeune professeur agrégé d'histoire-géo, est de la deuxième génération d'immigrés, celle qui a réussi socialement mais se retrouve toujours entre deux identités : considéré (et moqué) comme un Français au Maroc et avec une tête d'arabe en France malgré son passeport français.
Je suis né en France. Je n'ai jamais vécu au Maroc. Je ne me sens pas marocain. Et pourtant, où que je sois, en France ou au Maroc, je n'ai pas le choix de mon identité. Je ne suis jamais ce que je suis, je suis ce que les autres décident que je sois.
Il découvre à la mort de son père que celui-ci souhaitait être enterré au Maroc. Contraint de retourner là-bas, il découvre alors la véritable histoire de sa famille, les secrets et zones d'ombre de ses grands-parents et de ses parents.
Comme je l'affirmais dès le début, non seulement l'histoire et le destin de cette famille sont touchants, mais l'écriture d'Olivier Dorchamps fait surgir les images et les parfums avec justesse, délicatesse et humour (la virée en DS du père avec ses deux enfants est irrésistible). La poésie est omniprésente et discrète au creux des phrases.
Un premier roman épatant, émouvant, lumineux, brillant.

Éditions Finitude, 2019, 256 pages.

D'autres romans épatants aux éditions Finitude :
- C'est tous les jours comme ça, de Pierre Autin-Grenier ;
- En attendant Bojangles, d'Olivier Bourdeaut ;
- Chaleur, de Joseph Incardona ;
- L'appel, de Fanny Wallendorf.

jeudi 22 août 2019

Madagascar, 1947

L'histoire de Zébu Boy d'Aurélie Champagne se situe à Madagascar en 1947. C'est la trajectoire d'Ambila, un jeune homme débrouillard surnommé Zébu Boy car il excellait dans l'arène face aux zébus. Comme des milliers de soldats malgaches qui ont combattu pour la France, il pense que le général de Gaulle leur donnera l'indépendance. Il a survécu à toutes les batailles mais il rentre dans son pays sans un sou, humilié. Il veut regagner son village et faire des affaires, pour racheter le troupeau de zébus que son père a perdu. Pour cela, il achète à un sorcier des amulettes qu'il revendra à bon prix. Une insurrection se prépare. Il y est mêlé presque malgré lui.
L'écriture d'Aurélie Champagne est énergique et poétique, étonnante, portée par la trajectoire presque surnaturelle du jeune homme.
Il ne restait plus que quelques dizaines de kilomètres à parcourir. Ambila arrêta la 202 le long d'un talus griffé de Tandroroho. L'odeur du vahia remonta jusqu'à lui. Ses petites fleurs rouges perçaient dans l'herbe comme une irruption hallucinatoire. il avait toujours aimé ce coin de forêt qu'on disait peuplé de bêtes-génies, de gros gibiers et d'indris. Il pensa à Josselin, convaincu que lui aussi aurait aimé cet endroit.
Cette insurrection malgache de 1947, violemment réprimée et devenue taboue, fournit le même contexte historique au film documentaire émouvant de Marie-Clémence Andriamonta-Paes : Fahavalo. La réalisatrice y interroge les derniers survivants de cette longue résistance dans la forêt alors qu'ils n'étaient armés que de sagaies et protégés par leurs talismans.
Ces deux œuvres contribuent à faire connaître ce massacre colonial, encore douloureux et traumatique, qui ne figure pas dans les livres scolaires.

Éditions Monsieur Toussaint Louverture, 2019, 256 pages.

dimanche 18 août 2019

An absolute reading*

Les avis sont dithyrambiques à propos de My Absolute Darling de Gabriel Tallent — même Stephen King parle de chef d'œuvre — et avec raison, d'autant que l'auteur porte bien son nom.
Que dire de plus ?
Le genre littéraire est multiple : à la fois roman initiatique, histoire d'amours (dont celle du père toute en contradictions, dysfonctionnelle et ultraviolente), plaidoyer pour la nature et l'écologie, et surtout thriller redoutable qui prend à la gorge jusqu'au bout.
Pour résumer l'histoire, il s'agit de Julia surnommée Turtle, quatorze ans, qui va tenter de se libérer de l'emprise manipulatrice et brutale de son père qui l'élève en vue de résister à la fin du monde.
L'auteur emploie différents tons selon ses personnages — les deux copains lycéens ont un humour inventif et fantasmagorique qui rafraîchit avec bonheur l'ambiance générale plutôt tendue.
— Turtle, elle c'est Imogen. Imogen, je te présente la seule et future reine de l'Amérique post-apocalyptique, maîtresse du maniement de la tronçonneuse, du fusil, et accessoirement bouddhiste zen.
Il est aussi question de littérature dans ce roman, ce qui repose du sujet omniprésent des armes à feu.
Et ce qui fait un chef d'œuvre, c'est probablement lorsque l'histoire est captivante, que les sujets graves sont abordés avec justesse, et que le style éblouit. Aucune fausse note.
*L'éditeur n'ayant pas trouvé de meilleur titre en français que l'original, je m'en permets également un en anglais aussi : Une lecture absolue.

Éditions Gallmeister, 2018, 464 pages.

samedi 10 août 2019

L'art dramatique dans la peau

Dans L'extinction de Julie Legrand, Violaine gagne sa vie comme hôtesse d'accueil et en posant nue aux Beaux-Arts. Elle consacre le reste de son temps à l'apprentissage du théâtre où elle étudie le répertoire classique. Les rôles sont distribués par un professeur exigeant et redoutable. Les partenaires se cherchent pour se donner la réplique, former des duos sur scène voire des couples dans la vraie vie. Mais très vite la jeune fille se prend au jeu, joue ses rôles trop à cœur, confond ses rôles et le jeu de ses camarades. Jusqu'au-boutiste, elle a le sens du drame chevillé au corps.
Julie Legrand décrit avec brio la difficulté du jeu d'acteur, les badinages et maladresses des jeunes acteurs entre eux, les rôles trop étroits de la vraie vie ou trop grands des personnages. Entre les jeux de l'amour et du théâtre, les limites se brouillent.
Dans la vraie vie, je passe une audition pour un metteur en scène montant une obscure pièce de sa création, répétitions non rémunérées, représentations payées à la recette, qui me demande de faire des pompes.
La p'tite Hélène éditions, 2019, 132 pages.

samedi 3 août 2019

L'esprit vient de nos pieds

On ne se lasse pas de lire et relire L'ascension du mont Ventoux de François Pétrarque. C'est ce qui fait de ce texte — présenté comme une lettre à son ami et confident Dionigi da Borgo San Sepolcro — un classique qui traverse les siècles depuis 1336.
Dans cette belle édition trilingue (français, anglais et latin), se glissent de superbes photographies en noir et blanc qui touchent souvent à l'abstraction et invitent à la méditation. Car comment parler des splendeurs de la nature du mont Ventoux sans montrer quelques-unes de ses beautés ? Elles sont l'œuvre de la cinéaste et photographe Catherine De Clippel qui arpente et admire le Ventoux depuis des années.
Les marcheurs savent qu'en cheminant, on oublie son corps et l'esprit prend des traverses insoupçonnées. Pétrarque gravit le mont Ventoux en même temps que son âme s'élève. Il a toujours en poche le livre des Confessions d'Augustin offert par son ami Dionigi. En arrivant au sommet, il ouvre une page au hasard et tombe sur cette phrase : "Les hommes vont admirer la hauteur des montagnes, l'impressionnant spectacle des vagues de la mer, l'ampleur des cours des rivières, le déploiement des côtes océanes et le parcours des astres mais ils ne font aucun cas d'eux-mêmes."
Époustouflé par la justesse de l'extrait qui semble avoir été écrit pour lui, Pétrarque redescend du sommet en silence, méditant sur la phrase.

Éditions Esprit des lieux, 2019, 96 pages. 

Sur le mont Ventoux, voir aussi l'anthologie des textes littéraires, Ventoux versant littéraire.