lundi 24 juin 2024

Un reflet dans le portrait

La grand-tante de l'autrice, Diglee ou Maureen Wingrove, est un véritable personnage de roman : fascinante, atypique, exubérante, séductrice, expansive et finalement très secrète.
Bien après sa mort, la petite-nièce lui écrit une longue lettre, un tendre hommage, puisqu'elle a été son modèle, son inspiratrice : Atteindre l'aube.
Au fil des découvertes, la lettre devient une enquête sur cette femme énigmatique qui ne s'est jamais mariée.
Déjà, elle s'était inventé un prénom flamboyant, Georgie, plus original que le trop simple Josette de son baptême. Elle portait également une perruque argentée et n'ouvrait jamais sa porte tant qu'elle n'était pas apprêtée et parfumée, donc en tenue d'apparat avant d'entrer en scène aux yeux de ses visiteurs, fut-ce une proche parente. Que cachait-elle ?
En retraçant son portrait, en fouillant dans les papiers personnels, familiaux et publics, en explorant l'arbre généalogique commun, les enregistrements et les photos, c'est finalement un reflet dans le miroir qui se dessine, un auto-portrait, une réflexion sur les liens familiaux, la relation au père des femmes de la lignée, et donc la relation aux hommes, à l'amour.
L'héritage n'est pas forcément tel qu'on le croit et se transmet à la dérobée.

Plus j'avance dans mon récit, plus je comprends les sous-textes de cette histoire, plus mon cheminement féministe m'éloigne de toi, de ma compréhension sensible de toi. Ça me chagrine et ça me perturbe. Je perds de vue ta force et ta lumière, et c'est comme si je soulevais bien malgré moi des voiles que j'aurais tant aimé garder baissés. Comme si tout était plus beau nimbé de flou.

Un récit captivant et une introspection féministe réjouissante.

Points, 2024, 194 pages.

mercredi 12 juin 2024

L'appel de la forêt

Diana Beresford-Kroeger est botaniste et biochimiste clinique, spécialiste de la médecine forestière et des bienfaits de la nature.
Elle a notamment publié trois livres en France, chez Tana, Notre forêt (40 chemins pour guérir la Terre et découvrir les bienfaits des arbres) et La voix des arbres, en 2023, et La Vie douce en 2024.
Autant de livres pour découvrir les bienfaits de la nature et du règne végétal du point de vue scientifique (biochimie, botanique), écologique, historique, culturel, thérapeutique et spirituel.
Pour l'amour des arbres qui ont le pouvoir de nous sauver : des lectures inspirantes !

Éditions Tana, 224, 240 et 256 pages. 


samedi 25 mai 2024

Dans les pas des aventuriers

Voilà un auteur, Nicolas Ngo, qui sait partager avec bonheur et philosophie ses expériences de toutes sortes, littéraires et vécues.
En effet, nous pouvons nous inspirer de ceux qui ont vécu des situations extrêmes pour mieux gérer notre stress au quotidien, mieux appréhender nos relations avec des personnes difficiles (au travail ou en famille), etc.
C'est donc ce que nous démontre avec brio l'auteur dans Comment faire de sa vie une aventure.
Ce jeune homme a quitté un bon poste dans un ministère pour partir à l'aventure et surtout tester scientifiquement les conditions de vie en situations extrêmes : jungle humide et dangereuse, désert torride, grand nord glacial.
Qui peut le plus, peut le moins. Autrement dit, il faut relativiser et savoir sans cesse s'adapter, oser suivre ses intuitions, dépasser ses peurs, se préparer à mourir pour vivre intensément, persévérer, savoir s'entourer, cultiver sa vie intérieure, savoir se ressourcer (dans la nature, notamment, ce que je ne peux que confirmer), se transformer, etc.
Il invite par exemple à faire un travail sur soi pour progresser plus vite et éviter de faire subir aux autres ses problématiques personnelles.
Un essai passionnant, un guide de voyage intérieur, plein de bon sens et de sagesse, qui fourmille de bons conseils et d'astuces.

Tana, 2024, 176 pages.


mercredi 22 mai 2024

Un maillon fort

Camille Lextray apporte un fameux maillon à la chaîne de réflexion sur le patriarcat dans son essai Briser la chaîne : Misogynes de mères en filles ?
Elle part du constat que ce sont souvent nos mères qui, en voulant nous mettre en garde contre les violences faites aux femmes, nous inculquent plus fortement les injonctions et les modèles attendus — qui sont donc complètement intégrés.
Elle décortique également ce rôle de mère et ce qu'il suppose dans nos sociétés.
Fort intéressant également, l'autrice démontre comment le patriarcat rend les femmes hostiles envers elles-mêmes, entre elles et comment la "solidarité féminine" ne serait souvent qu'une légende tant elle est sanctionnée.
Quant aux tentatives de rébellion ou d'indépendance d'esprit, elles se retournent souvent contre celles qui ont osé lutter ou souligner les inégalités — au lieu de coopérer et soutenir passivement le patriarcat.
Et au passage : bon courage à celles qui crient haut et fort, c'est-à-dire publiquement, leur féminisme ! Elles sont nombreuses à faire les frais de leur combat contre les injustices car le retour de bâton est disproportionné (bannissement, harcèlement et menaces, notamment sur les réseaux sociaux).
Camille Lextray explique donc pourquoi le système est si difficile à contrecarrer et comment les initiatives individuelles ne servent pas à grand-chose. C'est un peu comme faire sa part de colibri pour sauvegarder l'environnement : tout est à faire. Ou plutôt, tout est à défaire !
Un brillant essai jubilatoire tant il dit avec clarté et justesse ce que chacune et chacun pense ou pressent tout bas (ou souvent n'a même pas encore été jusque là...). Indispensable !

Leduc, 2024, 160 pages.

samedi 18 mai 2024

Révélation


Isild Le Besco, actrice, scénariste et réalisatrice, fait le récit de sa vie, son enfance et comment elle est devenue actrice dans Dire Vrai.
Elle explique notamment comment elle était la proie parfaite pour accepter l’inacceptable toute sa vie.
Dès son enfance dans une famille dysfonctionnelle (toutes les familles sont dysfonctionnelles, mais certaines le sont plus que d'autres !), elle a eu le réflexe de la dissociation : son corps n'est plus connecté à son esprit et à ses émotions.
Elle n'a jamais voulu passer pour une victime, jusqu'à ce qu'elle se prenne un coup dans le train par une personne sous l'emprise de la drogue.
En parlant d'emprise, cela devrait servir à toutes celles (j'utilise le féminin parce que la majorité des victimes sont des femmes) qui n'ont pas l'occasion de s'exprimer en public ou d'être publiées.
Le livre tombe à pic pour asséner le coup sur ces artistes, cinéastes — dont Benoît Jacquot et Luc Besson — et autres hommes de pouvoir (connus ou inconnus du coin de la rue) qui se croient tout permis. (Je me dis qu'en ce moment il y a en a qui doivent se faire discrets pour se faire oublier...)
Il faut du courage pour s'exprimer, se dévoiler, dire sa vérité quand on est de nature discrète : c'est s'exposer. Mais c'est aussi une question de survie, dit-elle. Cela passe par l'écriture et par un livre parce qu'il "n'y a que l'écriture qui permet de regarder son passé en face et de mettre chacun face à ses responsabilités." Il fallait au moins ces quelque 170 pages pour tout nuancer, peser chaque mot avec sensibilité.
Et l'on sent aussi cette urgence à dire enfin la vérité, cette libération.
D'ailleurs, ce livre est une telle confession qu'il est difficile de le laisser en cours : il faut le finir d'une traite, aller au bout.
C'est un témoignage émouvant, bouleversant et nécessaire.

Aujourd'hui, je me fais l'avocate de celle que j'étais, qui n'avait ni les mots, ni l'aisance sociale, ni l'entourage pour la protéger...
Ces exemples - parmi d'autres - illustrent comment une enfant se construit dans un monde d'adultes. Quels que soient ses interlocuteurs, elle est constamment ramenée à son rang de jeune fille inexpérimentée, bien qu'elle ait un contrat d'adulte.
Cette mécanique favorise le déséquilibre des forces, accroissant le sentiment d'illégitimité qui rend la jeune fille plus vulnérable. 

Denoël, 2024, 176 pages.

vendredi 17 mai 2024

Sur les routes du passé

Quel plaisir de s'embarquer à nouveau dans les errances, tribulations et réflexions des personnages de Pierre-Louis Rivière ! On entre dans son texte, tout en délicatesse et poésie, avec une grande délectation.
Pour ceux et celles qui ne connaissent pas l'île de La Réunion, où se situe une grande partie du roman, Ligne Paradis est un quartier rural de Saint-Pierre, en hauteur.
Les deux personnages principaux, Mad et Gabriel, qui se retrouvent après s'être perdus de vue depuis des années et se promènent régulièrement en voiture sur les routes tortueuses des Hauts de l'île.
Les noms des personnages valent qu'on s'y attarde un peu. Mad est le diminutif de Marie-Madeleine, personnage biblique, et veut aussi dire fou ou folle en anglais. Elle est d'ailleurs un rien fofolle, expansive et pleine de vie. Son nom est Técher — on entend T'es chair — et elle multiplie les aventures et les partenaires.
Les hommes, qui semblent plus éthérés, mystérieux et introvertis, portent des noms d'anges : Gabriel et Angi.
Au fil de ces longues virées, Mad se livre et se délivre peu à peu. L'habitacle du véhicule est le réceptacle idéal pour les confidences, alors que le paysage défile et que les deux protagonistes n'ont pas à affronter leurs regards en face à face. Elle cache des secrets et veut changer d'identité.
On ne sait presque rien du narrateur, mais lui aussi cache une vie secrète.
Un roman plein de tiroirs secrets, dont certains s'ouvrent et d'autres éveillent notre imagination. 

À rouler ainsi des heures durant le long des routes qui sinuent à travers le relief chaotique de l'île, il me semble que nous parcourons les milliers de vaisseaux sanguins qui irriguent un monstrueux cerveau de basalte. Nous sommes les particules infimes qui nous déplaçons le long des courbes infinies qui composent les circonvolutions du cerveau d'un géant assoupi. Mais peu à peu, nous devinons que les accidents du terrain se mêlent insensiblement aux méandres de notre propre cerveau. Nous venons à la rencontre de zones délaissées, à moitié effacées par le temps, nous frôlons des à-pic, nous nous tenons au bord de gouffres insondables, noyés de brume, nous longeons des ravines bouillonnantes.

Orphie, 2023, 240 pages.

Lire aussi :
- un entretien avec Pierre-Louis Rivière ;
- Todo mundo ;
- Clermance Kilo, voyante extralucide ;
- Le Vaste monde
;
-
Vertige.

jeudi 2 mai 2024

Mémoires vives

Le titre du roman de Keigo Higashino, Mondes parallèles, Une histoire d'amour, résume bien, mais partiellement, le sujet du livre puisqu'il s'agit aussi d'une grande histoire d'amitié.
C'est l'histoire de trois chercheurs en neuroscience, deux hommes et une femme, qui travaillent sur la réalité virtuelle et la mémoire, dans le même laboratoire.
Mais les deux hommes, qui sont liés depuis l'enfance par une profonde amitié, sont tous les deux amoureux de la femme.
Ce trio de chercheurs est donc tiraillé entre un très grand respect pour les autres et de très forts sentiments d'amour. Leurs vies personnelles et professionnelles sont inextricablement mêlées.
Par le jeu des flashbacks, tout s'emmêle entre les trous de mémoires, les faux (ou vrais) souvenirs, les fantasmes et la réalité. Tout est poreux, se confond ou s'inverse. Des disparitions inquiétantes et des incohérences commencent à se produire.
L'auteur nous tient brillamment en haleine dans ce dédale mystérieux jusqu'au dénouement final.

Actes Sud, traduit du japonais par Sophie Refle, collection Exofictions, 2024, 336 pages.