vendredi 17 avril 2015

Du bleu, des bleus

Décidément, Quidam éditeur nous offre encore* un trésor de la littérature : Bleu éperdument, un recueil de nouvelles de Kate Braverman, romancière et poétesse américaine.
Les bleus dominent dans ces nouvelles : bleus de la mer, bleus des piscines, bleus du ciel... De Hawaï à Los Angeles, les paysages sont idylliques mais ne consolent de rien. Au dos des cartes postales, les paradis sont artificiels. Et les bleus s'en prennent à l'âme.
Dans ces onze nouvelles, il y a toujours des femmes, souvent mères, seules ou mal accompagnées, au bord du gouffre, de l'alcool, de la drogue ou de la violence des autres, de la vie... Sont-elles sur le point de tomber à nouveau ou de se sauver, à toutes jambes ?
L'écriture sensible, et éperdument troublante, de Kate Braverman accompagne ces femmes en souffrance, avec douceur et bienveillance.

Extrait de la nouvelle Bleu éperdument :
"Les autres mères jouent au tennis et au bridge, elles organisent des dîners, assistent à des avant-premières et des tournages en décors naturels. Elles sont bronzées et sûres d'elles. Elles n'ont pas de cheveux blancs. Ma mère n'est pas du tout du même pédigrée. Elle peut s'enquiller de la vodka jusqu'à en crever, je m'en contrefiche."
Extrait de la nouvelle Blues d'hiver :
"Elle transporte sa bouteille de vodka jusqu'à la fenêtre. Il y a les coulures que laisse la pluie et, au loin, l'abcès de la nuit. Les poètes savent qu'il n'y a rien à voir dans un ciel sous scellé, songe Erica. La lune est noire comme un chien errant. Le ciel une espèce de zoo. Sans accouplements célestes."
Et la couverture, n'est-elle pas magnifique aussi, comme hallucinée ?

- De la même autrice, chez le même éditeur : Lithium pour Médée.

* C'est l'éditeur, entre autres, de Gabriel Josipovici, B.S. Johnson, Philippe Annocque...

dimanche 12 avril 2015

Réviser son anglais en toute mauvaise foi

On rit volontiers en lisant cette Méthodologie pratique de mauvaise foi ou la Mauvaise foi portée au rang des Beaux-Arts, mise au point par le collectif Bamastrau et illustré par Julien Couty (édité en 2010 par Rue des Promenades).
Deux exemples :
Citer un absent en lui faisant dire ce qui nous arrange : "Machin te dirait que..."
Dire ex aequo quand c'est perdu ; prétendre que ça continue quand c'est fini.
À lire avec parcimonie, peut-être, car trop de mauvaise foi fait rire jaune et peut provoquer des risques de crise de foi(e).
Lorsqu'on ne peut éviter l'interlocuteur retors, cette méthodologie de poche peut servir à riposter ou botter en touche (je fais volontiers l'éloge de la fuite) en adoptant quelques postures — ou impostures. 
Dans le même genre, en plus complet et sérieux, je pense à l'indispensable et passionnant Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois qui décortique les différents mécanismes afin de les déceler et éviter de se laisser embobiner.
Le collectif Bamastrau a eu aussi l'étonnante idée de faire traduire les textes de sa méthodologie en anglais (par Judith Strauser).
Pourquoi pas ? C'est un excellent argument (de mauvaise foi) pour l'offrir à une personne (si possible de mauvaise foi) : Tiens, tu réviseras ton anglais !

Lire aussi, sur le site de l'éditeur, Rue des Promenades, Une physionomie de l'embrouille, étude sociologique et linguistique dans la même veine.

jeudi 9 avril 2015

Envolées autour de Goldberg

Lire le romancier et critique littéraire anglais Gabriel Josipovici est toujours une expérience, un voyage étonnant et, près du dénouement final, une fête.
Dans Goldberg : Variations, son dernier roman traduit en français et paru chez Quidam éditeur (en 2014), il tisse une toile autour du thème de... Goldberg, l'écrivain.
Inspiré des Variations Goldberg de Bach, transposées, Samuel Goldberg est engagé pour écrire et lire une œuvre sur mesure qui doit aider un riche insomniaque, Tobias Westfield, à trouver le sommeil, nuit après nuit. L'entreprise s'avère un "défi démoniaque" qui bloque l'inspiration de l'auteur car si le texte est captivant, l'insomniaque risque d'être tenu en éveil, et, s'il est soporifique, c'est sa réputation qui est en jeu.
Trente chapitres se succèdent en autant de variations, de surprises, d'histoires dans l'histoire, d'époques, de narrateurs (ou peut-être pas), s'exprimant dans des styles et formes variées : beaucoup de lettres (dont des brouillons), des notes personnelles, des conversations (avec ou sans réponses de l'interlocuteur)... qui trouveront un écho, un rebondissement, voire un dénouement, quelques chapitres plus loin.
Des liens avec d'autres romans* de Josipovici sont également présents, par exemple à travers les thèmes de l'art (littérature, peinture, musique...) ou le processus et les affres de la création.
Dans Goldberg : Variations, il est aussi question d'amitiés et d'amours finissantes, du mariage, des enfants, de papillons qui s'immiscent dans la tête, du village préhistorique de Skara Brae, de l'enfant sauvage de l'Aveyron... et, bien sûr, de l'insomnie.
Malgré l'apparente disparité des variations, au final tout se rejoint, jusqu'à l'illustration de couverture : cet artiste ambulant de Paul Klee.  
Certains chapitres ne manquent pas d'humour comme celui nommé L'idiot qui commence ainsi :
"Mon père est un idiot. Il se donne des airs et reste éveillé toute la nuit à lire des livres de métaphysique et de philosophie, et il se rengorge du fait qu'il a correspondu avec "les plus grands esprits de l'époque". Tu ne dois pas toucher à ça, c'est une lettre de Mr Gibbon. Ceci est le dossier de ma correspondance avec Mr Hume. Quand M. Voltaire avait la bonté de me demander mon avis. Le grand Goethe lui-même a daigné s'informer. Et ainsi de suite. Quelque part dans la bibliothèque, on peut trouver une lettre qui lui a été envoyée par Dieu en personne. Je m'assurai d'être présent quand il ouvrit la lettre. Étrange, dit-il, en l'examinant pour trouver la signature. Puis il la posa et me regarda longuement et fixement. Je feignis l'indifférence en regardant par la fenêtre."
Vivement le prochain roman de Josipovici !

* Voir aussi mes chroniques sur :
- Tout passe ;
- Moo Pak ;
- Infini - l'histoire d'un moment.

mardi 7 avril 2015

Trois hommes de Valérie Mréjen

Valérie Mréjen a l'art de raconter des horreurs sur un ton détaché, décalé. Ça commence fort avec Mon grand-père :
"Mon grand-père amenait ses maîtresses chez lui et faisait l'amour avec elles en couchant ma mère dans le même lit. Ma grand-mère, dont c'était le deuxième mari, demanda le divorce. Après avoir fait mine de vouloir se tuer avec un couteau de cuisine, il accepta gentiment."
S'ensuit un déchaînement de vengeances et un enchaînement de divorces, remariages et suicides.
Et sans transition, dans le paragraphe suivant, on apprend que son grand-père réussissait la sauce béarnaise. On ne peut pas être ignoble en tout.
De paragraphe en surprise, sans ordre chronologique ni d'importance, de drames en anecdotes dérisoires ou comiques, toute la famille y passe. Certains souvenirs ou situations trouvent un écho en nous.

Dans L'Agrume, c'est l'ex-copain que l'on déteste dès le premier paragraphe :
"Nous étions assis sur un banc près des Halles, sous une espèce de pergola en bois. Il faisait bon. Il m'a dit je ne t'aime pas."
Dès le départ, c'est dit, et la suite le confirme. Pas de pathos, pas de sentiments, ni même de sexe : une drôle d'histoire d'amour, réduite à une accumulation de faits, toujours par petites touches. La narratrice, passive voire soumise, n'a pas pour autant le beau rôle. L'Agrume laisse un goût acide, amer. Je comprends l'envie romanesque de coucher sur papier un personnage aussi insupportable, esthète à sa façon, mythomane, égocentrique et incompréhensible. 

Dans Eau sauvage, Valérie Mréjen brosse le portrait de son père par bribes de monologues et traite ainsi du fossé des générations et de la difficulté à communiquer. Un père s'adresse à sa fille sans que la réponse ne nous soit donnée. Que répondre à ces injonctions et ces inquiétudes de papa-poule un peu à côté de la plaque ? Paradoxalement, ses efforts tragi-comiques pour établir le dialogue le rendent touchant. Parfois, ses propos semblent directement transcrits de cartes postales, de conversations téléphoniques ou de messages laissés sur répondeur :
"Allô, tout va bien ma chérie ? Non parce que j'ai vu ce matin dans le journal qu'un immeuble a brûlé dans le XIe et comme tu es dans le XIIe j'ai pensé à toi en me disant que c'était peut-être chez toi." 
C'est le plus drôle des trois livres sur les hommes de sa vie.

Ces trois livres sont édités chez Allia.
(Il existe une version en livre de poche, chez J'ai lu, qui a l'avantage de regrouper les trois livres, mais elle est vraiment trop moche, surtout par rapport aux jolis petits livres de Allia. Le plaisir de la lecture, c'est aussi avoir de jolis objets en mains)

Le site de Valérie Mréjen. Une de mes vidéos préférées est Manufrance.

mercredi 1 avril 2015

Liquéfaction

Dans Liquide de Philippe Annocque, un homme se conforme exactement à ce que l'on attend de lui, comme les liquides épousent parfaitement les "rôles-récipients" où on les coule. C'est l'environnement, les autres — les femmes surtout, à commencer par sa mère, à qui il ressemble tant — qui ont une emprise sur sa vie. Ses décisions à lui semblent désapprouvées, à contre-courant.
Objet plus que sujet, le narrateur est une non-personne, au point de ne jamais parler de lui à la première personne mais, par le biais de tournures impersonnelles, à la personne zéro. Les autres ont des prénoms, lui non.
Distant, anesthésié, coupé de ses émotions et de leur teneur exacte ("délicieux-douloureux"), il semble qu'il ne se soit rien passé dans sa vie, malgré ses premières amours, son mariage, ses filles...
"Ne pas être. Ne pas être n'a sans doute jamais été aussi clair. Ne pas être n'a sans doute jamais été aussi clairement le moyen de ne pas souffrir."
Autant cet homme aux contours flous est informe, autant la forme du texte, elle, est structurée, singulière, non conventionnelle, poétique. Les alinéas où on ne les attend pas, tombent sous le sens, donnent le rythme, fluide bien sûr. Philippe Annocque réinvente la ponctuation (parfois sans point final), comme laissée en suspension au fil de l'eau. S'entremêlent les parenthèses, les italiques, comme des degrés de la pensée, des courants entrelacés.
Malgré la mélancolie du fond, la lecture de Liquide se déguste sans modération.

Quidam éditeur, 2009, 154 pages.
Le blog de Philippe Annocque.

Mes chroniques sur d'autres livres de l'auteur :
- Élise et Lise
- Vie des hautes plateaux ;
- Pas Liev.