vendredi 30 avril 2021

Chaos et résurgences

Le Dit du vivant de Denis Drummond est une épopée de science-fiction qui questionne le passé et le mystère de l'humanité.
Suite à un tremblement de terre au Japon, une sépulture ancienne est découverte. Au fil des recherches archéologiques, les avancées scientifiques seront remises en cause et provoqueront des polémiques dans le monde, au-delà de la science, de la politique et des religions. En effet, la datation de la découverte remonte bien avant l’apparition connue jusqu'alors des humains sur Terre.
L'auteur croise et assemble différentes pièces : des récits, des journaux, des articles de presse, des correspondances...
Justement, de nombreuses correspondances s'imbriquent dans ce roman et tissent des liens comme une immense toile sur le globe, de l'Amérique Latine au Japon, de l'Australie, à la Grèce, sur les terres des civilisations anciennes.
L'histoire du vivant croise celui de la mort, de la transformation et de la résurrection : le deuil d'une chercheuse, le deuil d'un village engloutit par un séisme qui révèle une autre vie antérieure, une autre civilisation perdue. Un bol cassé retrouve une autre vie grâce à la technique japonaise du kintsugi qui consiste à réparer et sublimer les pièces avec une laque et de la poudre d'or. Un enfant autiste guérit de ses angoisses par sa proximité et sa compréhension des animaux et des signes.
Un peintre renouvelle l'art de l'estampe. À sa mort, son atelier devient un musée et, à proximité, un autre musée est prévu sur le site des fouilles de la sépulture. Il est également question d'une écriture ancienne déchiffrée et poétisée, une écriture dans l'écriture de ce récit.
Tout le cycle et le mystère de la vie et de la mort est traversé, de l'intime au collectif.
Et si nous n'étions sûrs de rien ?

Le Cherche Midi, 2021, 298 pages.

lundi 26 avril 2021

C'est Tellement ça !

Les éditions Tellement ont lancé en mars 2021 la collection Tocade, ou TOC, sur ces expressions dans l'air du temps.
Les deux premiers petits livres de Mélanie Semaine ont pour titre Prenez soin de vous et En présentiel. L'autrice explore, dans une approche philosophique et non dénuée d'humour, ce que recouvrent réellement ces mots et nos comportements, ce qu'ils évoquent et veulent dire au fond.
En présentiel, nous sommes là tout en étant ailleurs, voire sur d'autres écrans et d'autres tâches... Devant nos écrans, c'est presque comme si ce n'était pas vraiment la vraie vie.
Et quand on nous enjoint en fin de mail à prendre soin de nous, qu'est-ce que cela signifie, au-delà de la formule de politesse ?
Une formule qui rappelle l'exposition de Sophie Calle qui avait justement pointé la contradiction du syntagme à la fin d'une lettre de rupture.
Mélanie Semaine ouvre la réflexion en faisant référence à la pensée de philosophes pour aller plus loin.
Un regard sur notre réel, tellement vrai.

Éditions Tellement, 2021, 16 pages.


mercredi 21 avril 2021

Dix-neuf nouvelles sans sauce

Jacques Fulgence est un maître de la nouvelle, ce genre si injustement boudé en France.
Il en donne une définition dans les pages de
L'Écrevisse à cheval :

" Les histoires courtes sont aux histoires longues ce qu'une grillade saignante est au bœuf en daube. Et puis, dans une courte, tu peux faire l'impasse sur des tas de détails assommants. Contrairement aux jupes courtes, les histoires courtes montrent peu. Mais du peu charnu. Avec ou sans os, mais pas de sauce. Pas de sauce. "

Sans sauce, donc, l'auteur nous entraîne dans des univers et des époques variés où l'on passe, non pas du coq à l'âne, mais plutôt de l'écrevisse au caméléon, comme autant de fables sur notre société ou nos comportements.
Les dix-neuf nouvelles de ce recueil sont pleines de malice, d'humour, de subtilité et de tendresse pour ces personnages parfois tragi-comiques, englués dans leur absurdité, leur bêtise ou leur déclin. On sent une tendresse pour les personnages féminins qui semblent souvent moins dupes et plus ancrées dans la réalité que les personnages masculins.
Et pour finir en beauté, l'auteur nous réserve toujours une surprise avec une chute inattendue et réjouissante.

Jacques Fulgence vit à Carpentras et a publié une douzaine de recueils de nouvelles et romans chez les éditeurs Denoël, Robert Laffont ou Julliard.

Le livre est auto-édité par l'auteur (04 90 66 33 73) et en vente à la librairie de l'Horloge, à Carpentras.

Cette chronique est également parue, sous une forme similaire, dans le n° 111 des Carnets du Ventoux.

Lire aussi ma chronique sur le roman Métastase et le caillou rigolo. 

mardi 20 avril 2021

À corps perdu

Florida d'Olivier Bourdeaut (auteur du remarquable premier roman En attendant Bojangles) est le parcours fascinant d'une jeune fille qui a grandi sous l'emprise de sa mère en devenant une bête à concours des mini-miss en Floride.
Bien qu'elle rejette ce milieu familial délétère, ce n'est que pour se jeter dans d'autres compétitions à corps perdu : performance artistique ou concours culturiste.
Victime des extrêmes, tour à tour princesse au paradis et zombie de cauchemar à la rue, elle passe du strass au trash, tente de prendre sa vie en mains. Mais c'est surtout son corps qu'elle croit maîtriser et qu'elle malmène ; son corps qui suscite soit envie soit dégoût.
Elle est la narratrice de cette histoire, sur un ton poignant d'adolescente qui nous tient en haleine du début à la fin en nous promettant une vengeance. Une vengeance qui emprisonne, évidemment, plus qu'elle ne libère.
Il est question de la folie et de la tyrannie des parents qui veulent le meilleur pour leurs enfants mais les instrumentalisent, de la manipulation des autres au profit de l'ego et/ou de l'argent, du culte du corps et de l'image, de la dépendance, du déterminisme… et autres sujets qui font froid dans le dos.
Il est question d'un auteur, Olivier Bourdeaut, qui nous avait déjà séduit avec son premier roman et nous offre une nouvelle surprise, différente, une tragédie moderne.

Qui suis-je finalement ? Une petite fille gâtée et ingrate à qui ses parents ont tout sacrifié, ou alors une enfant bousillée par la bêtise, les ambitions contrariées, la lâcheté, la facilité ?

Finitude, 2021, 256 pages.

Lire aussi la chronique sur En attendant Bojangles.

lundi 19 avril 2021

Instants suspendus

Par petites touches, Philippe Delerm nous raconte La vie en relief.
Et c'est lui qui en parle le mieux : 

"Vivre par les toutes petites choses. Des sensations infimes, des phrases du quotidien, des gestes, des bruits, des odeurs, des atmosphères. Écrire sur tout cela. Car écrire et vivre, c'est la vie en relief, une opération qui s'est imposée lentement. Transformer en sujet ce qui n'en est pas un, la perspective est délicieuse. Elle donne le sentiment que l'existence est inépuisable, qu'il y aura toujours un angle différent à trouver, à chaque fois l'impression de respirer plus large, en ayant tiré de la vie même ce qu'elle contenait mais demeurait enfoui."

Dans ce recueil d'instants suspendus et sensuels, le passé se confond avec le présent à travers des souvenirs d'enfance, des odeurs de l'adolescence, puis, aujourd'hui, des instants passés avec ses petits-enfants ou avec sa mère, le goût de l'alcool de prune, une étreinte.
Philippe Delerm n'en finit pas d'observer, de ressentir, de collecter ces instants et de nous éblouir.

Le Seuil, 2021, 240 pages.

D'autres chroniques sur les livres de Philippe Delerm :
- L'extase du selfie et autres gestes qui nous disent ;
- Et vous avez eu beau temps ? La perfidie ordinaire des petites phrases ;
- Journal d'un homme heureux ;
- Je vais passer pour un vieux con et autres petites phrases qui en disent long ;
- Elle marchait sur un fil ;
- Les eaux troubles du mojito et autres belles raisons d'habiter la terre.

samedi 17 avril 2021

Appel à la simplicité

Jean Rouaud a obtenu le prix Goncourt pour son premier roman Les Champs d'honneur, mais son œuvre ne se cantonne pas au roman, bien au contraire : poésie, chansons, scénarios, essais... et parmi ses essais : L'avenir des simples, Petit traité de résistance, véritable plaidoyer pour l'écologie.
Pour l'écrivain, la littérature ne doit pas être déconnectée du réel, de notre environnement, du monde tel qu'il va, ou plutôt tel qu'il ne va plus du tout.
Dans une formidable synthèse et avec une colère réjouissante, Jean Rouaud tire à boulets rouges sur tout ce qui l'énerve, toutes les absurdités du monde, comme la sur-consommation (la cause de tous nos maux), les produits inutiles, l'agro-industrie, l'information, la politique, etc., et derrière tout cela le profit comme moteur de quelques "multi-monstres". Un moteur qui ne sert qu'à foncer dans le mur, voire le défoncer, en détruisant la planète.
Et pourquoi ? Pour asservir, d'une manière ou d'une autre, et rendre dépendants les autres êtres vivants, dont quelque 70 milliards d'animaux d'élevage qui consomment, eux aussi et nuisent à l'environnement, avant d'être consommés. Pour arrêter cette spirale infernale, il n'y a qu'à refuser de manger de la viande.
Si l'avenir appartient aux simples, aussi bien aux humbles qu'aux plantes médicinales et aromatiques, il suffit d'apprendre ou de ré-apprendre les choses simples et essentielles de la vie, faire soi-même autant que possible, comme la cuisine, reprendre son temps et résister aux sirènes de la tentation, à la servitude volontaire. Tout simplement.

"La patience qui ronge, qui s'impatiente, qui prend sur elle, naît de l'attente et de l'espérance. Elle est la vertu première : attendre chaque matin le retour du soleil, attendre les beaux jours en observant le vol des oiseaux, attendre le passage biannuel des troupeaux de rennes et la remontée des saumons, attendre la moisson en comptant les lunaisons, attendre le dégel, la floraison, attendre que l'enfant marche, parle, grandisse. Sans la patience, il n'y a pas de monde, pas de vie."

 Grasset, 2020, 252 pages ou Points n°5350.

vendredi 16 avril 2021

Kanyar 8, vite !

Illustration de couverture : Maca Rosee.
Dans ce numéro 8 de Kanyar, on vous raconte quatorze histoires tragiques ou comiques, émouvantes ou glaçantes, dans des mondes imaginaires, des souvenirs d'enfance, des univers plus vrais que nature et souvent très nature.
D'hier à aujourd'hui, on passe du coq à l'âne, ou plutôt des sangliers aux poissons, des arbres qui dansent aux objets extraordinaires, comme ce sac oublié qui refait surface ou cette voiture cahotante nommée Fidélia.
On y côtoie une foule de personnages singuliers : des Gilets jaunes, une factrice armée jusqu'aux dents, des ouvriers en usine, une mère en fuite, des guetteurs d'Ovnis, une nageuse en psychothérapie, un plongeur émerveillé, un kanyar qui traficote, un enfant qui apprend à lire, une romancière fantastique, des artistes peintres et quelques individus maléfiques.
Des sonneries stridentes et de la musique, parfois crispante et parfois ensorcelante, traversent ce numéro, avec une violoniste qui met en transe les dames, un chanteur qui casse un peu les oreilles et l'été indien qui promet éternellement d'aller où on voudra quand on voudra. 

Les autrices et auteurs de ce numéro sont : Joëlle Brethes, Estelle Coppolani, Emmanuel Gédouin, Emmanuel Genvrin, Nathalie Hermine, Jocelyne Le Bleis, Julie Legrand, Xavier Marotte, Isabelle Martinez, Marie Martinez, Johary Ravaloson, Gauthier Steyer, Ophélie Sautron, Nathalie Valentine Legros.

Bon voyage !

Tout savoir sur la revue Kanyar, la liste des librairies et autres informations sur les auteurs.


samedi 10 avril 2021

Chiennes de vie

Les Bâtardes est un recueil de nouvelles féministes qui nous plonge au cœur des préoccupations des très jeunes filles dans le Chili d'aujourd'hui. C'est poignant, hyper-réaliste et impossible à lâcher.
L'autrice, Arelis Uribe, est Chilienne, journaliste et directrice de la communication de l'observatoire contre le harcèlement de rue.
Cette série d'histoires trace à la fois un portrait caché d'un pays et d'une partie de la jeunesse, car toutes ces jeunes filles dont parle Arelis Uribe sont des laissées pour compte. Elle met en lumière avec une émouvante proximité et intimité — à la première personne du singulier —, cette période où les filles grandissent et découvrent le monde autour d'elles. Elles vivent dans des quartiers populaires du Chili où elles grandissent tant bien que mal entre leurs rêves et la dure réalité du mépris de classe, du racisme, du sexisme, des erreurs de jeunesse, des petits et gros tracas de l'adolescence. Il est beaucoup question du rapport avec les autres : les amitiés féminines, les parents (avec des familles recomposées ou des mères célibataires) et, bien sûr, les garçons. Toutes ces interrogations sont propres aux jeunes filles du monde entier, aux femmes qui luttent au quotidien, et aux Chiliennes en particulier. Époustouflant.

Quidam éditeur, traduit de l'espagnol (Chili) par Marianne Millon, 2021, 120 pages.

mardi 6 avril 2021

À la recherche du dodo et des pirates

Appollo et Lewis Tronheim se sont associés pour écrire le scénario de cette bande dessinée passionnante qui nous plonge dans une période charnière de l'île de La Réunion, il y a près de 3 siècles, lorsqu'elle s'appelait Bourbon et qu'elle était en partie peuplée de forbans amnistiés et de chasseurs de marrons en fuite. Tronheim a aussi assuré les dessins, dont de très belles planches de paysages, de cet ouvrage justement intitulé Île Bourbon 1730.
Les personnages sont pour partie fictifs et d'autres inspirés de l'histoire réelle de l'île. Le tout est très documenté. À ce propos, les nombreuses et instructives notes en fin d'ouvrage replacent les situations dans leur contexte historique.
Une foule de personnages se succèdent et donnent vraiment une idée de la vie et de l'ambiance de l'époque, à commencer par cet ornithologue à la recherche du dodo, accompagné par son assistant plutôt benêt qui, lui, est plutôt à la recherche des derniers pirates.
Ce qui est particulièrement agréable dans ce livre d'aventures plein d'humour, c'est que les deux femmes, Virginie et sa nénène Évangéline, ne jouent pas du tout les potiches mais se révèlent au contraire les personnages les plus subtils et intelligents de ces pages.
Merci et bravo les gars !

Delcourt, collection Shampooing, 2007, 288 pages

Lire aussi les livre de Charles-Mézence Briseul sur les  Pirates de l'océan Indien


dimanche 4 avril 2021

Vie et carnets de l'explorateur perdu

Illustration de François Schuiten
Jacques Abeille clôt dans ce roman, La vie de l'explorateur perdu, le long cycle des Contrées, initié il y a plus de quarante ans avec Les jardins statuaires.
Il éclaire sous des angles différents la biographie de certains personnages clés de cet univers imaginaire et comble ainsi certaines ellipses du long récit des Contrées qui s'étale sur plusieurs générations.
Cela donne à l'ouvrage un côté un peu labyrinthique, mais l'auteur réussit malgré tout à tenir le lecteur en haleine grâce à des péripéties assez imprévisibles.
La langue de Jacques Abeille, quant à elle, est toujours aussi magnifique. 

Le Tripode, 2020, 304 pages.
Chronique écrite avec la collaboration de Christophe Grigri.

La maison d'édition Le Tripode publie l'œuvre de Jacques Abeille, dont Les Carnets de l'explorateur perdu qui regroupent les récits de Ludovic Lindien, également parus en 2020 (174 pages).

Voir aussi cette vidéo qui présente Jacques Abeille et son œuvre. Il dit de lui : "Je suis beaucoup plus un peintre raté qu'un écrivain, je me sens de moins en moins écrivain, je n'ai jamais réussi à l'être tout à fait."