jeudi 26 octobre 2023

Tutoyer un cosmos

Tutoiements, de Daniel Cabanis, est un recueil étonnant comme savent en faire les éditions Louise Bottu : ludique et poétique.
Il s'agit d'un portrait, fantaisiste et en creux, en 90 petits chapitres d'une page chacun.
Chaque page, d'où le titre Tutoiements, commence par "Tu as un nom" ou "Tu as un don" ou "Tu as un fourre-tout" et ne nous en apprend pas vraiment davantage sur le (ou les) personnage(s) mais nous emmène dans un univers absurde, mais pleins de jeux de mots décortiqués, de références et d'humour, comme autant de surprises.
On retrouve cette fantaisie dans la forme puisque les chapitres sont présentés à l'italienne, comme des tableaux (l'auteur est également plasticien), ce qui oblige à tenir le livre à l'horizontale (à moins de risquer un torticolis). Ces formats "paysage", comme on dit en peinture, sont autant d'antiportraits.
Chaque page est donc parfaitement rectangulaire. Je n'ai pas compté mais le nombre de lignes est identique à chaque page et semble cadré au signe près.
Un petit bijou d'originalité et de virtuosité.

Éditions Louise Bottu, 2023, 98 pages.

L'eau, source de vie

L'essai, L'humanité a soif et les baleines boivent la tasse, de Thibault Lamarque est petit par la taille, mais concret, complet et immense par le sujet.
En effet, l'eau, c'est la vie. Or, tout le monde n'a pas pris conscience encore des enjeux de ce bien commun, cet élément vital pour l'humanité et la planète, qui commence à manquer à certains endroits du monde et de nos régions.
Lors de son parcours professionnel et militant, l'auteur est passé par Veolia, Alter Eco puis a fondé Castalie, une entreprise qui commercialise des fontaines à eau éco-conçues et reliées au réseau d'eau courante. Il a également lancé le podcast La Relève qui témoigne de volontés de faire bouger nos modes de vie.
Il s'est donc notamment interrogé sur les questions environnementales d'eau potable et la diminution du plastique à usage unique.
Cet essai est extrêmement documenté et précis. Il propose des solutions pour modifier nos habitudes, parfois totalement aberrantes quand l'abondance d'eau potable n'est plus une évidence (surtout lorsqu'elle sert pour les chasses d'eau des toilettes, par exemple).
Certaines habitudes alimentaires sont également issues de cultures ou d'élevages trop voraces en eau.
Dans le premier chapitre, Thibault Lamarque revient sur les origines de l'eau et comment elle arrive jusqu'à nous, parfois polluée par l'agriculture et l'industrie. Bien sûr, les rivières et les mers souffrent également de nos techniques polluantes.
Dans le deuxième chapitre, il passe en revue les différentes utilisations de l'or bleu : pour l'agriculture, l'industrie, mais aussi pour notre consommation quotidienne et nos loisirs.
Enfin, dans le troisième chapitre, il aborde les enjeux politiques et géopolitiques de l'eau.
Loin d'être éco-anxiogène, cet essai essentiel est écrit sur un ton alerte et sans fioritures. Il alerte, fait prendre conscience de nombreuses informations et change nos préjugés. Il ne reste plus qu'à agir au quotidien et changer le monde ! Car les petites gouttes d'eau font les grands ruisseaux.

Éditions Novice, 2023, 126 pages.

Lire aussi le numéro spécial du magazine Sans Transition ! pour repenser nos usages et la gestion de l'eau.


mardi 24 octobre 2023

Frontières sensibles

Dieu leur dit de Sotiris Dimitriou se déroule sur un chantier de construction d'une maison en Grèce, tout près de la frontière albanaise.
La pluie contraint à cesser le travail.
Les ouvriers en profitent pour boire, manger, chanter, bavarder, s’engueuler, régler leurs comptes, se confier, entre remords et aveux.
Les souvenirs poignants d'exils, de drames, de peines... sont entrecoupés de chansons populaires et de visites de gens de passage qui cherchent un abri.
La langue est chantée, parlée, dans un sabir étonnant qui nous plonge littéralement, et sur le vif, dans cette ambiance masculine et rurale de travailleurs manuels, maçons ou manœuvres, et de musiciens.
C'est à la fois un documentaire sur le quotidien d'un chantier et l'histoire de cette région frontalière et pauvre de l'Épire, à travers sa langue prodigieusement restituée par la traductrice Marie-Cécile Fauvin.
Insolite et remarquable.

Quidam éditeur, 2023, 128 pages.

vendredi 20 octobre 2023

Sans police ni prison

Mariame Kaba est une autrice américaine, éducatrice et militante qui lutte pour l'abolition de la police et de la prison. Elle défend en particulier les personnes marginalisées — notamment les Noirs qui peuvent être tués d'une balle dans le dos ou par erreur lorsque la police se trompe de maison. Ils doivent faire face à la violence policière et carcérale tous les jours, de façon banalisée et quotidienne.
Mariame Kaba est spécialisée dans les questions sur la fin de la violence, le démantèlement du complexe industriel carcéral, la justice transformatrice et le soutien au leadership des jeunes. Cela peut, à première vue, inquiéter et faire redouter le chaos.
Or, l'autrice explique dans cet essai, En attendant qu'on se libère : vers une justice sans police ni prison, son engagement pour l’abolition de la police et de la prison en s'appuyant sur des entretiens et des articles qu'elle a notamment publié sur son blog. En effet, les abolitionnistes pensent que le système actuel ne peut être modifié ou réformé, mais qu'il doit être totalement supprimé. Car pour Mariame Kaba, la police et la prison ne sont pas les seules solutions aux problèmes de violence.
Elle revient sur l’histoire de la prison et des mouvements abolitionnistes, et prône d’autres ressources comme l’entraide, l’écoute et la solidarité, c'est-à-dire une justice réparatrice et transformatrice. Elle démontre à quoi cette justice ressemblerait et comment il faudrait l’appliquer en cas de viols ou de meurtres, par exemple. Pour cela, il faudrait être prêt à remettre en question toutes les logiques d’oppressions. 
Elle propose des orientations. Par exemple, ce que les auteurs de dommages devraient faire pour assumer la responsabilité de leurs actes ; les efforts préventifs à mettre en œuvre pour limiter les dommages interpersonnels au lieu de recourir à des mesures punitives ; plaider en faveur de réparations pour les victimes de violences policières ; rediriger les ressources de la police vers les programmes sociaux (santé mentale, écoles, soins...) ; appliquer diverses stratégies pour éloigner les gens du système pénal punitif et favoriser une justice transformatrice ou réparatrice, etc.
Ces projets peuvent paraître utopiques mais des initiatives existent déjà dans des communautés de grandes villes américaines, dont Chicago.
Une justice réparatrice et transformatrice est donc tout à fait réalisable (mais bon, il y a des progrès à faire...).

Éditions Hors d'Atteinte, 2023, 380 pages. 

D'autres livres de cette excellente maison d'édition féministe de fiction et de non-fiction où s’arment les luttes émancipatrices d’aujourd’hui et de demain (installée à Marseille) :
- Le Dérangeur. Petit lexique en voie de décolonisation.
- On ne va pas y aller avec des fleurs. Violence politique : des femmes témoignent
- Ces grandes effacées qui ont fait la littérature.

jeudi 19 octobre 2023

Forniés formidable !

Roberto Forniés a rassemblé de ses 54 formidables récits et nouvelles dans le recueil Les chemins de trébuche.
Formidables parce qu'inattendus, comiques ou dramatiques, réalistes ou loufoques, durs ou tendres, mais toujours poignants ou percutants.
Dans la lecture d'un recueil, il est parfois difficile d'enchaîner les nouvelles. Souvent, une pause est nécessaire entre chacune d'elles.
On attend un peu.
On laisse infuser.
On prend le temps de savourer, ou de s'en remettre, de souffler, voire de revenir un peu en arrière... et surtout parce que ces 54 mini histoires de deux à trois pages chacune représentent une prodigieuse et foisonnante inventivité.
Une lecture à déguster à petites gorgées !

Le dessin de la couverture est de Luc Bannes, bien sûr !

Livre autoédité, 2023, 200 pages, 13 euros dans les librairies autour du Ventoux ou directement auprès de l'auteur (roforal@gmail.com)

mercredi 18 octobre 2023

Le pèlerinage mythique des Saintes-Maries

Une remarquable exposition — parmi tant d'autres tout aussi passionnantes — avait lieu lors des dernières Rencontres de la photographie d'Arles de 2023 : Lumières des Saintes. (Elle peut à nombreux égards être rapprochée de celle présentée au Mucem de Marseille du 10 mai au 4 septembre 2023 : Barvalo, sur les Roms, Sinti, Manouches, Gitans, Voyageurs...)
Il s'agissait de retracer une histoire photographique du pèlerinage qui se déroule tous les ans aux Saintes-Maries-de-la-Mer, où Gitans, Manouches, Roms et Voyageurs de France et d’Europe viennent honorer sainte Sara.
Dès le XIXe siècle, de nombreux photographes, ethnographes, ou proches de ces populations immortalisent ces retrouvailles qui sont également le lieu d’expressions sociales, religieuses ou artistiques : danse, chant et musique.
Ilsen About, chargé de recherche au CNRS, historien spécialiste des circulations et des sociétés roms et tsiganes en Europe de l’ouest, est l'auteur du magnifique livre édité en regard de l'exposition : Lumières des Saintes. Le pèlerinage des Gitans aux Saintes-Maries-de-la-mer : une histoire photographique.
Il revient sur les origines de ce pèlerinage et la fascination qu’il exerce. Il explore les composantes et l’évolution de la relation entre photographes et modèles, dans un contexte historique marqué par l’exclusion. Les photographes sont parfois accusés de profiter d'une identité bafouée : "Les Gadjé nous aiment en photo". À partir des années 70 puis des années 90, des reportages visent à lutter contre les discriminations et à dénoncer les conditions réservées aux Voyageurs.
Sont ensuite présentés une vingtaine de portfolios de grands noms de la photographie, comme Lucien Clergue, Sabine Weiss, Erwin Blumenfeld, Jean Dieuzaide ou Martine Franck, mais aussi des anonymes issus des communautés gitanes. Les photographies du prêtre militant André Barthélémy sont particulièrement touchantes : les sourires sincères révèlent la complicité et l'amitié réciproque.
Superbe ouvrage et respectueux hommage.

Éditions Textuel, 2023, 20 x 30 cm, 192 pages.



mardi 17 octobre 2023

Sans mode d'emploi

Lire Pierre Barrault c'est comme partir à la chasse au trésor avec une fausse carte : on croit connaître sa route, mais on se perd joyeusement dans le labyrinthe et on trouve d'autres trésors auxquels on ne s'attendait pas ! On se retrouve vite de l'autre côté du miroir.
L'aide à l'emploi était déjà paru aux éditions Louis Bottu en 2019, et je vous invite à (re)lire ma chronique.
On sait que la recherche d'emploi est un parcours du combattant et que les administrations valent leur pesant d'or d'absurdités. L'auteur s'en donne à cœur joie pour forcer le trait des aberrations et contradictions du système.
Nous voilà chez Alice au pays l'imaginaire, mais jamais si loin de la réalité.

Quidam éditeur, 2023, 174 pages.

Histoires de collectionneurs

Entrez dans le monde merveilleux et poétique des cabinets de curiosités des collectionneurs.
Marin Montagut nous invite dans une dizaine de collections extraordinaires dans les pages de ce très beau livre et ses superbes photographies.
Illustrateur et designer, il collectionne lui-même les objets et y trouve son inspiration. Au cours de ses recherches, il a croisé d'autres collectionneurs et antiquaires qui ont ouvert les portes de leurs trésors.
Marin Montagut avait une grand-mère artiste-peintre et des parents antiquaires. Il a donc toujours fréquenté les marchés aux puces, les brocantes et les antiquaires.
D'ailleurs, la plupart de ses collections sont liées à ses souvenirs d'enfance : palettes de peintre, plâtres, sellettes, qui rappellent l'ambiance d'un atelier.

L'antiquaire Cyrille Fassier s'intéresse aux boiseries et meubles de métier, mais aussi aux dessins de nus et portraits au fusain, aux planches d'entomologie, à la verrerie pour la table...
L'atelier Vime est spécialisé en vanneries et faïences provençales.
Stéphanie Mayeux, antiquaire, s'intéresse à l'art populaire et aux objets de curiosité.
L'atelier Lorenzi, mouleur d'art, possède la plus grande et plus ancienne collection privée de moulages en Europe.
Grégoire Courtin collectionne principalement les chapeaux, brosses et couleurs, mais aussi les lampions, les boutons, et autres quincailleries.
Gaëtan Lanzani loue des décors et propose donc une accumulation invraisemblable de sièges, montants de lits, mobilier, valises et bagages, trophées de chasse et autres insectes épinglés dans des vitrines...
Patrick Mauriès, écrivain, collectionne les livres, tableaux et objets d'art.
Le marché aux puces de Saint-Ouen offre à lui seul une impressionnante collection de collections, des plus ordinaires au plus extraordinaires, pour tous les goûts et pour toutes les bourses.
Enfin, Agathe Derieux, également antiquaire, a créé un univers féérique de mannequins et autres trésors.
Ces accumulations, qui rappellent les œuvres d'art du peintre et sculpteur Arman, sont fascinantes et photogéniques en soi. Et le grand plaisir de ce livre vient, en effet, de la contemplation des photographies qui fourmillent de détails.

Flammarion, 2023, 20 x 27 cm, 240 pages.