dimanche 23 août 2020

Mémoires d'une jeune fille noire et pas rangée

Rassemblez-vous en mon nom est une partie de l'autobiographie de l'artiste aux multiples talents et activiste américaine Maya Angelou (1928-2014).
Elle raconte dans ce livre (paru en 1974 aux États-Unis) son itinéraire mouvementé de jeune fille noire, de 17 à 19 ans, alors qu'elle a un bébé, pas de mari mais une énergie, un aplomb et un humour extraordinaires pour s'en sortir dans une société dominée par les Blancs (et les hommes).
Elle tente tous les métiers : cuisinière, serveuse, mère maquerelle, danseuse... Grande amoureuse, elle est prête à tout pour l'amour, même à se prostituer, jusqu'à ce qu'elle se rendre compte qu'on la manipule.
Elle peut compter aussi sur le soutien de sa mère, Vivian Baxter, et de son frère Bailey. Férue de littérature, elle trouve souvent une consolation dans les livres. 

Je résolus qu'un jour je ferais partie de la légende familiale. Un jour, tandis qu'ils se raconteraient dans leur cercle intime les guerres et les combats, les gloires et les torts de la famille Baxter, mon nom figurerait parmi les plus illustres. Je me ferais anachorète. Je nous retrancherais du monde, mon fils et moi.
J'avais écrit un mélodrame juteux dont je serais l'héroïne. Pathétique, poignante, solitaire. J'avais le projet de sortir des coulisses en petite fille martyre. Mais il se trouva que la vie me vola mon scénario, et la vedette.

En effet, plus tard dans sa vie, elle a côtoyé Martin Luther King, Nelson Mandela, Malcom X ; et c'est l'écrivain James Baldwin qui l'incite à écrire ses mémoires. Bien vu !
Un livre impressionnant par le fond et la forme, trépidant, qui se lit d'une traite et force l'admiration.

Les éditions Noir sur Blanc, collection Notabilia, 2020, 272 pages.

jeudi 13 août 2020

Soif d'écriture

Une anthologie de textes inédits Sur l'alcool de Charles Bukowski ? Autant dire qu'il y a de la matière : poèmes, extraits de nouvelles, d'entretiens, de lettres, et même des dessins, copies de manuscrits et photos.
L'écrivain américain d'origine allemande (né à Andernach en 1920) aurait eu cent ans cette année. C'est l'occasion de le célébrer, éventuellement avec un verre à la main, de préférence avec ce livre : Sur l'alcool
En effet, durant une grande partie de sa vie, l'alcool a été un thème récurrent de son œuvre (entre autres), un compagnon de route, un carburant, une façon de survivre à une vie de misère.
Je ne pense pas que j'aurais pu supporter un seul des boulots merdiques que je me suis coltinés dans tellement de villes de ce pays sans savoir que je pouvais revenir dans ma piaule et picoler pour relâcher la pression, regarder les murs s'incliner, le visage arriéré du chef d'équipe disparaître, sans perdre de vue que ces ordures se payaient mon temps, mon corps, mon âme, pour quelques centimes pendant qu'eux vivaient la grande vie.
En France, nous gardons notamment en mémoire son passage agité à l'émission Apostrophes où il éclusait au goulot des bouteilles de vin (voir la photo de la couverture du livre). Il en fait le récit dans un extrait de Shapespeare n'a jamais fait ça. D'ailleurs, il ne se souvient pas de grand-chose de la soirée. Avec sa désinvolture habituelle, ses histoires, récits de débauche et déboires se terminent souvent par un verre de plus et une bonne dose d'humour.
Si la poésie de Bukowski nous enivre, l'abus de ses beuveries littéraires pourraient donner la gueule de bois. Comme toute anthologie, ce livre ne se lit pas d'une seule traite mais se déguste à petites gorgées, pour l'humour et le style habituel de l'écrivain (lire aussi chez le même éditeur Sur l'écriture).
Pour autant, cette anthologie n'est pas une apologie de l'alcool car Bukowski finit par réaliser en 1992, alors qu'il a 72 ans, qu'il n'a pas moins de talent lorsqu'il ne boit pas, comme il l'écrit à son éditeur John Martin :
Sobre cette nuit. Je pense que j'écris aussi bien sobre que bourré. M'aura pris un bon bout de temps pour m'en rendre compte.
Au Diable Vauvert, traduit de l'anglais (États-Unis) par Romain Monnery, 2020, 384 pages.

lundi 3 août 2020

L'ami noir et autres mythes post-coloniaux

Avec humour, ironie, calme colère, impertinence et surtout pertinence, le collectif Piment (qui réunit Célia Potiron, Christiano Soglo, Binetou Sylla et Rhoda Tchokokam) propose une synthèse de son travail radiophonique (sur Rinse FM et Radio Nova) dans Le Dérangeur. Petit lexique en voie de décolonisation.
Très instructif, documenté et plein de surprises poétiques dans ses formes, ce lexique aborde une quarantaine de mots et expressions qui en disent long sur le regard et les a priori sur les Noirs.
Il y a notamment ce fameux "ami noir" qui sert de parade pour prétendre qu'on ne peut pas être raciste puisqu'on en a un, mais qui dans la plupart des cas n'existe pas.
On y aborde une foule de thèmes : racisme, discrimination, victimisation (versus déresponsabilisation) mais aussi exotisme (nous sommes tous exotiques pour quelqu'un d'autre), cheveux, canons de beauté, créoles, banlieues, contrôle au faciès, musiques et danses...
En parlant de culture, il est aussi question de Toni Morrison, d'Aimé Césaire, d'Aya Nakamura, entre autres, et d'une curieuse obsession parisienne pour Rosa Parks.
L'entrée Quand on veut on peut passe en revue quelques situations ordinaires où le mur de verre de la discrimination est plus fort que la plus grande volonté.
À l'entrée Répartie, il est proposé des répliques en versions courtes, percutantes, et en versions longues plus argumentées aux questions ou poncifs les plus courants.
À l'entrée Touriste, une dizaine de conseils constituent un "petit guide du bon touriste blanc (...) pour que leurs vacances de rêves ne deviennent pas un cauchemar pour les locaux".
Voilà qui remet quelques pendules à l'heure sur la question noire en allant chercher dans l'histoire, les sciences sociales et la culture populaire. Une lecture nécessaire.

Éditions Hors d'atteinte, 2020, 144 pages.
La maison d'édition Hors d'atteinte a été fondée en 2018 à Marseille. Elle propose de nouvelles grilles d'analyse d'un monde contemporain en pleine mutation sur des sujets comme le féminisme, l'environnement, le racisme, les médias, etc.

dimanche 2 août 2020

Cultiver le paradis sur Terre

Qui nourrit réellement l'humanité ? est une synthèse des trente années d'expérience, de travaux de recherche et d'actions de Vandana Shiva, l'écologiste et féministe indienne, qui milite notamment pour la préservation des semences.
Le titre du livre pose une question et la photo de la couverture y répond en partie. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce n'est pas l'industrie alimentaire et ses multinationales qui nourrissent la planète puisqu'elles ne produisent que 30 % des aliments consommés. Par contre, elles sont responsables de 70 % des dégâts écologiques : appauvrissement des sols, pollution de l'eau, destruction de la faune et des pollinisateurs... Leur principe n'a rien de logique ni de durable en détruisant la planète et notre santé et en marchandisant les moyens de subsistance. On parle plutôt d'exploitations : exploitation de la nature et des hommes, avec une recherche du profit d'une part et l'enfermement dans le cycle infernal de l'endettement d'autre part.
Pour cette activiste altermondialiste, 70 % de l'humanité est nourrie par de petits exploitants, des femmes notamment, qui travaillent le sol de leurs petites parcelles de façon écologique, en respectant le vivant, en pratiquant la polyculture et en vendant leurs produits localement.
Cette agroécologie, respectueuse de l'environnement et de la biodiversité peut donc devenir la norme pour une vraie nourriture, de meilleure qualité, produite par de vrais individus, en abondance.
Le dernier chapitre indique la voie à suivre pour nourrir toute l'humanité tout en préservant l'harmonie de la nature, les sols vivants et la biodiversité.
"Utilisons notre énergie pour œuvrer  à la création d'un avenir alimentaire respectueux de la planète. Lorsque nous travaillons main dans la main, en harmonie, nous pouvons cultiver le paradis sur Terre."
Un manifeste pour la transition mondiale vers l'agroécologie, plein d'espoir et de bon sens.

Éditions Actes Sud, 2020, 192 pages.
Cette chronique est parue initialement, sous une forme légèrement modifiée, dans le n° 23 du magazine Sans Transition !

samedi 1 août 2020

Explications de sexes

Il y a longtemps que je voulais lire Rebecca Solnit, historienne de la culture, théoricienne de l'art et féministe américaine.
Ces hommes qui m'explique la vie est le titre du premier article de ce recueil d'essais sur le thème du féminisme, c'est-à-dire de la domination masculine.
Ce premier texte, plein d'humour, raconte l'histoire d'un homme qui explique à une femme quel est le livre de référence sur un sujet sur lequel elle a écrit. Autrement dit, d'emblée il prétend en savoir plus long qu'elle. On finit par comprendre (on s'en doutait) que l'homme n'a pas lu le livre dont il parle, et que c'est justement la femme à qui il s'adresse qui l'a écrit !
Rebecca Solnit, dans un post-scriptum, raconte aussi l'histoire de ce texte publié sur internet en 2008 et qui a suscité un énorme engouement. Elle précise :
"Au cas où je n'aurais pas été assez claire, je le dis et je le répète : j'aime qu'on m'explique des choses, qu'on me parle de sujets qui m'intéressent mais dont j'ignore tout ; c'est quand ils m'expliquent ce que je sais et eux non que la conversation dérape".
Autres sujets de ce recueil : les violences faites aux femmes, le harcèlement sous toutes ses formes, les injonctions (parfois contradictoires et opposées), les menaces, les traques, les agressions de toutes sortes, les viols et tous ces crimes qui ont défrayé la chronique dans le monde entier...
Vous allez me dire : rien de très réjouissant. Oui, mais cela est si brillamment traité et décortiqué par l'autrice que c'est passionnant, parce que ce sont des sujets qui nous préoccupent, parfois quotidiennement. Elle commente :
"J'aimerais pouvoir écrire sur d'autres sujets, mais celui-ci déteint sur tout le reste. La moitié de l'humanité est encore harcelée, éreintée et parfois tuée par cette violence omniprésente. Pensez à la quantité de temps et d'énergie que nous pourrions investir dans des choses importantes si nous n'étions pas concentrées à ce point sur notre survie. Voyez un peu : l'une des plus grandes journalistes que je connaisse vit dans le même quartier que moi et a peur de rentrer chez elle à pied la nuit. Devrait-elle cesser de travailler tard ?" 
Travailler et tout le reste. Comme si notre territoire social et culturel était restreint et lié à certaines conditions, certains lieux, certaines circonstances.
Il y a des centaines de choses qu'une femme seule hésite à faire dans certaines conditions, certains lieux, certaines circonstances.
Certes, nous progressons, mais la route est encore longue. 
Heureusement, il y a des hommes qui ont tout compris. Merci mes amis. 

Éditions de l'Olivier, 2018, 276 pages. 

Chaque chapitre de ce recueil s'ouvre sur une photo d'Ana Teresa Fernandez.