samedi 31 décembre 2022

Pourquoi tant de haine ?

Valerie Solanas est la femme qui a tiré sur Andy Warhol, ce qui l'a rendu célèbre. Elle est aussi l'autrice de SCUM manifesto, un texte d'une telle radicalité à l'égard des hommes qu'on se demande pourquoi tant de haine. En effet, elle y appelle à l'éradication des hommes.
La postface de Lauren Bastide (notamment connue pour son podcast La Poudre) nous éclaire sur la vie effroyable de Valerie Solanas et sur son aversion du sexe masculin : elle a subi depuis l'enfance dans sa famille et ailleurs toutes les violences verbales, physiques, sexuelles, visuelles et autres manipulations qu'on puisse imaginer. On peut donc comprendre pourquoi elle règle ses comptes dans son manifeste.
Le texte de Lauren Bastide est finalement beaucoup plus intéressant à lire que le manifeste assez indigeste de Valerie Solanas. En effet, elle le replace dans son contexte et nous donne des éléments biographiques de l'Américaine. Il commence par cette énumération avec une petite pointe d'humour mi-fille mi-raison :

Mettons-nous d'accord sur un point : éliminer les hommes réglerait nos problèmes. À peu près tous. Le viol, la pédocriminalité, les violences familiales, le détournement de fonds, l'évasion fiscale, l'abus de biens sociaux, l'appropriation culturelle, les brevets, le cyberharcèlement, l'industrie de l'armement, le nucléaire, le chômage, les morts sur les routes, le trafic de drogue, la guerre des gangs, la corruption, le recel, la spéculation, la délocalisation, le réchauffement climatique, l'extinction de l'espèce, le pétrole, le charbon, l'obsolescence programmée, la 5G, la chasse, la drague lourde, la glyphosate, le chlordécone, le racisme, le néocolonialisme, l'homicide, le féminicide, la police, le mariage, la frigidité, la virginité, l'impuissance, l'IVG, les MST, la contraception, les banques, Amazon, Facebook, Pfizer, Tesla, l'intégrisme, le socialisme, le terrorisme, le capitalisme, le patriotisme, Manuel Valls, la dictature, le dopage et le burn out.
Oui, éliminer les hommes est de toute évidence une solution valable. Je suggère maintenant qu'on se pose la vraie question: comment ?
Non, je rigole.

Une chronique sur un texte aussi radical pour finir l'année, pourquoi pas ? Mais comprendre la haine de Valerie Solanas n'expliquera pas la méchanceté de certains hommes. C'est l'origine du mâle : pourquoi tant de haine, d'abord, de la part des hommes ? C'est la vraie question.
Lauren Bastide soulève d'autres vraies questions. Et, je le redis, c'est sa postface passionnante et très documentée qui vaut surtout le coup dans ce tout petit livre (par la taille et le prix).

Éditions 1001 Nuits, 2021, 120 pages.

mercredi 28 décembre 2022

Une vie haute en couleurs

David Brunat, dans Une princesse modèle, retrace la vie exceptionnelle de sa grand-tante Hélène Galitzine (1912-1966) qui, en suivant les tourmentes de la grande histoire, fut une princesse russe exilée et, entre autres, modèle d'Henri Matisse.
Même si l'histoire est librement inspirée de la biographie de son aïeule, c'est toujours émouvant de faire revivre une personne qui a existé. David Brunat ne l'a pas connue mais a entendu parlé d'elle dans sa famille et a interrogé des proches, notamment ses filles. Il lui prête sa plume avec sensibilité, pour un hommage vivant et vibrant.
Elle est la narratrice de ce livre qui raconte non seulement sa vie hors du commun mais celle de sa famille et l'histoire de l'Europe, de la Russie, en passant par l'Italie, puis la France et la Suisse. C'est toute une époque qui surgit dans ces pages, vu par une femme que la vie n'a pas épargnée, mais qui est restée déterminée.
David Brunat s'est également beaucoup documenté sur la vie d'Henri Matisse, sa vie et son travail à Nice. Le peintre a également marqué la vie de la belle Hélène et a dû s'inspirer de son modèle haut en couleurs, comme David Brunat a su le faire aussi.

Éditions Héloïse d'Ormesson, 2022, 172 pages.

vendredi 23 décembre 2022

Rendez-vous avec soi, sa créativité, son activité

L'Oracle de l'artiste, d'Estelle Lovi, permet de réfléchir sur son processus créatif et son activité en général. Il s'agit d'un coffret qui comprend 45 cartes et un livret explicatif. Ce n'est pas un jeu divinatoire, mais plutôt un accompagnement et un cheminement créatif, plus profond qu'il n'y paraît.
Le jeu (appelons-le ainsi, car le principe a un côté ludique) s'adresse aussi bien aux créateurs et artistes qu'aux entrepreneurs. En effet, les artistes doivent aussi montrer leur travail, se faire connaître, exposer, vendre... D'ailleurs, l'autrice est elle-même artiste et cheffe d'entreprise, diplômée d'HEC.
On peut poser une question ou bien laisser parler le hasard de l'instant et tirer une carte qui éclairera sur des sujets existentiels ou plus pratiques et matériels. On consulte ensuite le livret qui développe sur deux pages plusieurs facettes de la symbolique de la carte et propose également un petit exercice concret. "Cet exercice n'a pas vocation à l'exhaustivité, mais à la prise de conscience, l'alignement et l'activation de ressources potentielles oubliées."
Il y a plusieurs manières d'utiliser les cartes, avec des tirages simples ou multiples, pour des réponses plus ou moins complètes. Estelle Lovi explique que c'est avant tout un rendez-vous que l'on se donne, un temps de réflexion, une porte ouverte sur le monde de l'intuition, de l’introspection.
Au fur et à mesure de l'utilisation, au fil du temps, le jeu deviendra un compagnon complice en évolution (et rien n'empêche d'utiliser les cartes pour quelqu'un d'autre). 

Par exemple, spécialement pour cette chronique, je tire une carte.
C'est justement "La Toile : développez votre réseau en conscience." Je peux me contentez de méditer sur ce court message ou approfondir en consultant le livret et faire l'exercice proposé.

De plus, un code QR permet l’accès à une bibliothèque sonore de méditations.
Enfin, les cartes et le livret sont joliment illustrés par Fleure Bleue, alias Océane Jameux.
Un rendez-vous avec soi pour prendre un peu de recul, réfléchir, explorer de nouvelles pistes. 

Pyramyd éditions, 45 cartes et un livret de 124 pages dans un coffret cartonné.

jeudi 22 décembre 2022

Susie est un génie

Susie Morgenstern a écrit plus de 150 livres, notamment pour les jeunes lecteurs.
Parmi ses livres pour les plus grands, il y a notamment le passionnant Écrire c'est respirer ou l'autobiographie Mes 18 exils.
Elle y découpe sa vie en 18 tranches, ou passages difficiles, et autant de chapitres, de sa naissance aux États-Unis, à sa mort (à venir) : Naître, Être une fille, Entrer à l'école, Être loin de ses sœurs, Être juive, Infiltrée chez les garçons, Être intello, Être sioniste, Être amoureuse, Être mère, Être immigrée, Être veuve, Errer, De souris grise à femme fatale, Être malade, Le nid vide, Faire le deuil, Mourir.
Son style alerte, franc, émouvant et drôle, plein de fantaisie est un régal !

Lire, un autre exil : il faut couper dans le déroulement de la vie pour se vautrer sur son île et se livrer à d'autres vies, d'autres personnages, d'autres histoires, d'autres terres et planètes, oui, s'exiler. S'extraire de la vie sociale et de la communication avec d'autres humains pour ces amis en papier.
Seule dans la nuit
Je lis au lit

Dans Je suis un génie, un texte en vers, elle voudrait s'inspirer de ceux qui ont créé de grandes choses, scientifiques, philosophes, architectes ou artistes, pour elle aussi créer quelque chose de remarquable au lieu d'aller faire les courses chez Monoprix.
Pas de souci, Susie : tu es un génie toi aussi !

Mes 18 exils, L'iconoclaste, 2021, 304 pages.
Je suis un génie, L'iconoclaste, 2022, 80 pages.


jeudi 15 décembre 2022

Des femmes dans la violence politique

Pour l'essai On ne va pas y aller avec des fleurs. Violence politique : des femmes témoignent, les chercheuses au CNRS, Alexandra Frénod et Caroline Guibet Lafaye, ont rencontré plus d'une centaine de militantes et militants dans le cadre d'une étude sociologique : pour comprendre sans justifier.
C'est un sujet peu abordé.
La violence a toujours été interdite aux femmes, comme si elles n'en étaient pas capables par elles-mêmes (parce qu'elles seraient sous influence, par exemple) ou que cela soit tabou au point de ne pas en parler.
Pourtant, certaines ont participé à des luttes politiques impliquant des affrontements : Action Directe, Brigades rouges, ETA, PKK, Farc, Blacks blocs, etc.
Les deux autrices donnent la parole ici, à travers des entretiens, à neuf femmes qui se confient sur leur parcours, les étapes de leur engagement, leur point de vue avec du recul, parfois plus nuancé, toujours engagé.
Ces témoignages directs cernent les raisons pour lesquelles des luttes peuvent prendre une voie plus radicale.
En tout cas, cet essai est saisissant, passionnant, très vivant.

Éditions Hors d'atteinte, 2022, 224 pages.
Hors d’atteinte
se définit comme une maison d’édition féministe de fiction et de non-fiction où s’arment les luttes émancipatrices d’aujourd’hui et de demain.

Cette chronique est initialement parue dans le magazine Sans Transition !

mercredi 14 décembre 2022

Quand la fiction percute

Les éditions Terre Urbaine publient les neuf lauréats d'un concours de nouvelles littéraires sur le thème de l'écologie et des territoires dans Génération T pour la Terre.
Les auteurs ont entre 18 et 36 ans : ils sont le monde de demain, la génération T comme Terre... ou Thunberg.
Ils expriment, chacun à sa manière, réaliste ou futuriste, leurs attentes, espoirs, désillusions pour le monde de demain, sous forme de récits ou contes...
Réalistes et peu optimistes, leurs mots pointent du stylo les maux.
Par exemple, Isabelle Schwengler, fait se croiser de manière imprévue et remarquable deux mondes lointains et une situation contradictoire : quand les territoires des uns sont submergés et que les autres se réunissent en sommet de la Terre mais peinent à agir.
Parfois, la fiction emprunte des chemins secrets et insoupçonnés, plus directs, jusqu'à nos cœurs et nos cerveaux : une manière percutante de faire passer des messages.

Terre Urbaine, 2022, 144 pages.

Cette chronique est initialement parue dans le magazine Sans Transition !

mardi 13 décembre 2022

Une parenthèse inspirante

En 2019, Samantha Bailly et Antoine Fesson, partent en voyage en amoureux pendant trois mois.
Ils se fixent un itinéraire et un concept précis : trois pays (au départ de Paris : Canada, États-Unis et Japon), 36 étapes (donc 3 jours par étape) et 36 561 kilomètres.
Parenthèse, Carnet de voyage de Montréal à Okinawa est leur album de voyage, un beau livre écrit par Samantha qui est autrice, scénariste, et très engagée dans la défense des droits des auteurs.
L'ouvrage est illustré de superbes photos d'Antoine, chasseur de lumière qui aime ce moment si particulier du crépuscule ou de l'aube, entre chien et loup.
Ils nous embarquent en avion, en train, en bus, en van, en ferry, en voiture...
Dans un chalet, un bungalow, une maison d'hôtes ou un temple japonais, nous suivons leurs pérégrinations, leurs rencontres, leurs découvertes. Ils partagent leurs émerveillements ou déceptions, et nous inspirent et nous font rêver.
Ils aiment se ressourcer dans la nature, en pleine forêt canadienne dans une tiny house, ou japonaise (celle qui a inspiré Miyazaki), et ils apprécient aussi de se perdre dans les mégapoles, comme New York ou Tokyo.
Et après ? Si les voyages forment la jeunesse, ils transforment. Il semblerait qu'à leur retour leur vie d'avant ne leur suffisait plus. Ils se sont donc inspiré des expériences de leur voyage pour créer un camping de tiny houses, qui allie nature et création, dans une démarche durable.
C'est à leur tout d'accueillir les autres dans un endroit idyllique, qu'ils ont naturellement appelé Parenthèse !

Lorsque j'écris, j'utilise très rarement des parenthèses. On pense que ce qui est entre parenthèses est superflu, que c'est accessoire. Une précision, tout au plus. Et pourtant... Quelle beauté que cet arc de cercle qui s'ouvre, sans que l'on sache exactement quand le refermer.
Si je ne mets pas de parenthèses dans mes écrits, alors pourquoi pas en mettre dans nos vies ? Une parenthèse, elle n'isole pas forcément, non. Elle encadre. Elle met à distance.
Voici donc le premier texte de ce journal bord. De cette parenthèse. Un arc de cercle que l'on trace derrière nous, et que nous refermerons en temps voulu. C'est une brèche que nous ouvrons dans notre quotidien, pour vivre autrement. Nous avons décidé de nous accorder du temps, du temps pour marcher, errer, s'émerveiller, se perdre, observer, rebrousser chemin, sentir, oublier, créer, s'ennuyer, voir.
Bienvenue, donc, dans notre parenthèse.

Éditions Impressions Nouvelles, 2021, 288 pages.

lundi 12 décembre 2022

Les racines du mâle

Victoire Tuaillon a invité des dizaines de spécialistes pour sa célèbre émission diffusée en podcast Les couilles sur la table sur Binge Audio. Elle a également lu des centaines de travaux (articles, thèses, essais, documentaires) sur la masculinité, les hommes et la virilité...
Voilà la synthèse d'une cinquantaine d’épisodes, avec notamment trois grandes questions.
La première concerne le sens des violences dans le monde, majoritairement commises par des hommes. La deuxième porte sur les stéréotypes de genre et les injonctions viriles. La troisième sur le pourquoi de la domination, de la discrimination et de l'oppression de certains hommes sur d'autres hommes.

S'intéresser aux masculinités, retourner le regard, c'est donc remettre en question notre économie, nos institutions politiques, judiciaires, médicales, autrement dit, nos structures de pouvoir.
Je crois que le féminisme n'est pas une guerre contre les hommes, mais une lutte contre ces structures qui permettent à la domination masculine de perdurer. Et donc contre ce qui, dans la construction de la masculinité (première partie) en fait un privilège (deuxième partie), une exploitation (troisième partie), une violence (quatrième partie)... Il n'y a aucune fatalité ; ce sont des questions structurelles, et les structures, on peut les défaire ou les esquiver (cinquième partie).

C'est passionnant, bien écrit, vivant, avec des entretiens, des synthèses d'études sociologiques, scientifiques, etc.
On peut comprendre que les hommes n'aient pas envie de lâcher leurs privilèges, mais ils gagneraient à s'intéresser à la question car on ne naît pas forcément homme, on le devient.

Binge Audio, 2019, 256 pages.
Voir tous les podcasts de Binge Audio et sa boutique.

Lire voir la chronique sur Le Cœur sur la table.

dimanche 11 décembre 2022

Écrire et enrichir son style

(Le doré, c'est joli mais
très difficile à prendre en photo)
Pourquoi ne pas écrire pour s'amuser (et plus si affinités) ?
D'abord pourquoi écrire ? Parce que c'est une pratique artistique et parce que ça fait du bien. Écrire ses émotions permet de les mettre à distance et de passer plus facilement à autre chose, avec des conséquences positives sur nos relations sociales et notre sommeil, par exemple.
Et sinon écrire sur quoi ? Par où commencer ? Comment s'y prendre ?
Autant de questions qu’Emmanuelle Jay aide à surmonter aisément avec ses Ateliers d'écriture créative - 52 propositions pour nourrir, étoffer et pimenter vos écrits.
Elle écrit notamment :

Je défendrai l'écriture comme une pratique artistique que l'on peut exercer en tant qu'amateur ou professionnel ; un art qui s'enseigne, se cultive et s'apprend dans la répétition du geste et dans l'engagement de toute sa personne.

Les ateliers proposés ont pour objectif de favoriser le geste spontané, la créativité et la transmission par le savoir-faire professionnel pour écrire des textes singuliers, voire novateurs. L'approche est pédagogique et originale : sensorielle. 

Divisé en sept touches artistiques, comme sept spécificités de l'écriture sensorielle, cet ouvrage vous invite, dans une forme de progression, à puiser dans vos sens — la vue, l’ouïe, l'odorat, le toucher, le goût — pour mieux vous connecter à vos sensations et les transmettre aux lecteurs par le biais de vos personnages.
Cet ouvrage vous convie également à vous inspirer d'autres pratiques artistiques, comme le cinéma, la peinture et la musique, pour expérimenter des analogies de travail, des méthodes, des techniques.

L'autrice s'inspire de sa riche expérience et de différentes méthodes, dont l'Oulipo.
En fin d'ouvrage, des exemples de textes d'atelier permettent un éclairage ou un point de vue différent.
Et 52 propositions d'atelier à faire tout seul ou en groupe, c'est toute une année d'inspiration !
Idéal pour faire fondre les angoisses de la page blanche et s'améliorer.

Éditions Pyramyd, 2022, 188 pages.

jeudi 8 décembre 2022

Une vie d'écriture

Je fais partie de celles et ceux qui ont jubilé en apprenant que le prix Nobel de littérature était décerné en 2022 à Annie Ernaux.

J'avais regardé, peu de temps avant, le documentaire réalisé avec son fils David Ernaux-Briot, Les années Super 8, où elle parle de son désir d'écrire pour "venger sa race" et ses premiers livres publiés.
Ce qui fait l'intérêt du film sont ces images de famille quasi universelles des années 70, mais surtout le texte qu'elle a écrit et qu'elle lit en voix off pour raconter ce qu'on ne voit pas de cette mère et épouse : les pensées qui la hantaient, dont le désir d'écrire. 

J'avais aussi lu Le jeune homme, un récit très court, où elle revient sur une relation avec un étudiant qui lui rappelle ses propres années d'études à Rouen. Au départ, l'aventure lui semble un prétexte à écrire. Le jeune homme est "soumis à la précarité et à l'indigence des étudiants pauvres".

Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu'à leur terme, elles ont été seulement vécues.

Là aussi, il y a une forme de revanche, de défi vis-à-vis de la société, mais cette fois à l'encontre des préjugés sexistes, notamment sur la différence d'âge dans un couple.

Mon corps n'avait plus d'âge. Il fallait le regard lourdement réprobateur de clients à côté de nous dans un restaurant pour me le signifier. Regard qui, bien loin de me donner de la honte, renforçait ma détermination à ne pas cacher ma liaison avec un homme « qui aurait pu être mon fils » quand n'importe quel type de cinquante ans pouvait s'afficher avec celle qui n'était visiblement pas sa fille sans susciter aucune réprobation. 

Entretemps a été réédité un petit livre, Retour à Yvetot, augmenté de photos, lettres et extraits de son journal, précédemment paru en 2013. Un an plus tôt, en 2012, Annie Ernaux accepte une invitation à venir parler de son œuvre à Yvetot, dans cette "ville mythique" où elle a passé son enfance et son adolescence et qui est au centre de son œuvre. Il s'agit du texte de la conférence et d'un entretien avec Marguerite Cornier, autrice d'une thèse sur Annie Ernaux et l'autobiographie. Autant de clefs pour comprendre son œuvre.

À propos de son style, dans son discours d'acceptation du Nobel, elle dit :

Il me fallait rompre avec le “bien écrire”, la belle phrase, celle-là même que j’enseignais à mes élèves, pour extirper, exhiber et comprendre la déchirure qui me traversait. Spontanément, c’est le fracas d’une langue charriant colère et dérision, voire grossièreté, qui m’est venu, une langue de l’excès, insurgée, souvent utilisée par les humiliés et les offensés, comme la seule façon de répondre à la mémoire des mépris, de la honte et de la honte de la honte.

Elle se demande encore si elle a réalisé la promesse qu'elle s'est faite à vingt ans de venger sa race.
Elle aura au moins eu la plus haute distinction littéraire qui soit. Et c'est bien ce qui me fait plaisir. 

Le jeune homme, éditions Gallimard, 2022, 48 pages.
Retour à Yvetot, éditions du Mauconduit, 2022, 108 pages.

Autres chroniques à lire dans ce blog :
Écrire la vie
L'autre fille

(J'ai feuilleté Les cahiers de l'Herne et compte bien les lire bientôt.)

mardi 6 décembre 2022

Des objets et des femmes

avec des dessins de Fred Sochard
Dans Guns and Roses, Mathilde Larrère (enseignante-chercheuse en histoire) raconte l'histoire des luttes féministes par ses objets, plus ou moins inattendus, du quotidien.
C'est original, instructif, parfois édifiant et plein d'humour.
Le titre fait écho à son précédent ouvrage, Rage against the machisme, sur les combats féministes en France.
Guns and Roses
est "une approche plus incarnée, plus matérielle, plus charnelle ; qui vous semblera peut-être accessoire de prime abord, mais que vous découvrirez comme plus centrale qu'il n'y paraît. Car ces objets, vous les connaissez pour beaucoup, vous en possédez certains", écrit-elle dans son introduction. Et parce que, pour en finir avec la femme-objet, les armes sont utiles et les roses agréables.
Ces objets sont ceux qui sont utiles pour la rue (barricades, armes, kit de colleuse, journaux...), pour l'égalité des droits (urnes, carnet de chèques...), pour son corps (pilule, cintre, serviette ou tampon...), pour son travail (du pain et des roses...), pour sa garde-robe (pantalon, poches, corset, soutif...).
Un bel objet à offrir, utile et agréable, le livre étant un moyen de communication et d'information par excellence.

Éditions du Détour, 2022, 224 pages, avec des dessins de Fred Sochard.

Une maison d'édition qui vaut le détour...

lundi 5 décembre 2022

Un regretté nouvelliste

Les éditions Au Diable Vauvert publient Bec et ongles, un recueil de nouvelles de Jean-Paul Didierlaurent. L'auteur préparait cet ouvrage au moment de disparaître subitement le 5 décembre 2021, à 59 ans. D'autres histoires inédites complètent le recueil.
Jean-Paul Didierlaurent est avant tout nouvelliste puisqu'il est auteur d'une cinquantaine de nouvelles, dont de nombreuses sont encore inédites, et quatre romans dont le fameux Liseur du 6h27.
Il participait à de nombreux concours de nouvelles et a remporté vingt-cinq prix sur tout le territoire français ! Probablement un record.
Marion Mazauric, son éditrice, dit dans la préface de ce recueil : "Et si le lire fait tant de bien, c'est parce qu'il réunit originalité, audace et simplicité, une alchimie artistique des plus difficiles à accomplir."
En effet, retrouvez dans ce recueil toute sa grandeur d'âme, son style fluide, d'une grande justesse, plein d'humour et d'humanité.

Au Diable Vauvert, 2022, 192 pages.

Lire aussi mes chroniques sur ses romans :
- Malamute
- Le reste de leur vie

dimanche 4 décembre 2022

Aphorismes anarchistes

Qui est Anne Archet, la mystérieuse autrice de ce recueil d'aphorismes, Le vide mode d'emploi - Aphorismes de la vie dans les ruines ?
Si son pseudo résonne avec anarchie, on sait qu'elle est diplômée en histoire et en philosophie et qu'elle est née à Montréal en 1977. Mais peu importe. Elle a également publié des ouvrages érotiques, des textes polémiques, féministes, etc.
Son engagement ne manque pas d'humour. C'est à la fois profond, lucide, nihiliste et désespéré, drôle et plein d'autodérision. Irrévérencieux, évidemment. Excellent.

Petit florilège (des plus courtes qui sont souvent les meilleures) :

La vie dans les ruines
Je crois qu’il faut cesser de dire “environnement” et commencer à dire “survie de l’espèce humaine”. Ce serait rigolo d’entendre les politicien•ne•s dire “la survie de l’espèce humaine est importante, mais pas aux dépens de l’économie”.

Posture
Je suis celle qui dit tout bas ce que personne ne pense.

Illégalisme
Je préfère de loin risquer la prison que de vivre comme si j'y étais déjà.

Infusion consolatrice
Sans le café, c'est la vie qui serait noire et amère.

Analyse sociale
Quiconque veut mettre le doigt sur LE problème de la société finit la plupart du temps par se le mettre dans l'œil.

Vie d'artiste
Être écrivaine, c'est accepter de trouver sa propre œuvre médiocre et oubliable chaque fois qu'on lit un livre digne de ce nom — mais quand même continuer d'écrire inexplicablement, par simple entêtement.

La fin du monde
Maintenant n'est pas trop tard. Trop tard, c'était il y a des années.

Lux éditeur, 2022, 160 pages.

Elle écrit comme elle respire

Susie Morgenstern nous livre ses secrets d'écriture, en tout cas ce qu'est l'écriture pour elle, comment elle travaille, avec qui, comment, ses rituels, ce qu'elle aime, ce qu'elle n'aime pas, les mystères de la page blanche et de la création, etc.
Écrire c'est respirer, dit-elle. L'écriture est innée chez elle : elle est née avec, et elle ne peut pas vivre sans.
Avec la lecture, ce sont ses deux activités préférées.
Susie Morgenstern, très sympathique dame de la littérature jeunesse (reconnaissable à ses lunettes roses en forme de cœurs), raconte comment, d'origine américaine, elle écrit en français qu'elle maîtrise mal. Elle fait systématiquement relire et corriger tout ce qu'elle écrit. Mais écrire en français lui permet aussi une plus grande spontanéité.
Elle nous ouvre les pages de son journal intime, de ses brouillons, de ses poèmes quotidiens. Et l'on retrouve son style joyeux, fantaisiste, direct, drôle, poétique...
Elle propose aussi des pistes d'écriture comme un atelier.
Si son credo est de faire lire et écrire les petits et les grands, ce livre est une immense réussite : il se lit comme un roman autobiographique. Réjouissant !

Le Robert, 2022, 168 pages.

Cet essai fait partie de la collection Secrets d'écriture des éditions du Robert, où les autrices et les auteurs sont invités à raconter leur parcours, leurs manies, leurs doutes, leurs échecs et surtout leurs succès.

vendredi 2 décembre 2022

Créer de façon écologique

On se demande toujours, pour les bonnes idées qui tombent sous le sens, comment personne n'y a pensé avant : un livre qui aborde l'art sous l'angle de l'écologie et du respect de l'environnement.
C'est l'essai vraiment passionnant, sous forme de beau livre illustré, de Valérie Belmokhtar : L'artiste et le vivant - Pour un art écologique, inclusif et engagé.
Son texte foisonne d'idées, de pistes de réflexion et d'exemples. Il se lit de A à Z et nous ouvre des portes sur des façons de faire et des artistes souvent méconnu(e)s.
L'autrice (qui est aussi artiste mais ne met pas du tout ses créations en avant dans ce livre) retrace donc l'histoire de l'art par rapport à l'importance de la nature en tant que sujet d'inspiration, d'engagement, mais surtout dans la manière de créer : avec quels matériaux (produits chimiques ou pas, matières premières recyclées, etc.) mais aussi leur empreinte sur Terre, et notamment la question du transport des œuvres.
Une grande partie est consacrée aux femmes artistes, à leur place dans l'art et leur vision de la nature, dont l'écoféminisme.
Une autre partie, toute aussi intéressante, aborde l'empreinte carbone bien moindre des arts non occidentaux (même si on sait que, de manière générale, l'empreinte carbone d'un Nigérian est bien moindre que celle d'un Luxembourgeois) et comment s'en inspirer.
C'est le moins qu'on puisse dire : ce livre est très inspirant et positif. On a envie de l'offrir à tout le monde : aussi bien aux artistes et à tous ceux qui aiment créer — de grandes ou petites choses — dans le respect de l'environnement, qu'aux jardiniers, aux amateurs d'art, aux curieux...
Une très belle idée et un beau travail !

Éditions Pyramyd, 2022, 17 x 24 cm, 256 pages avec de nombreuses photos.

Lire aussi ma chronique sur un autre livre inspirant pour tous, de Valérie Belmokhtar : Créer, c'est exister.


vendredi 11 novembre 2022

En expédition scientifique

Voilà une passionnante vulgarisation scientifique, d'autant plus accessible qu'elle passe par le dessin d'Alexandre Franc, sur les extinctions des espèces d'hier, d'aujourd'hui et demain.

Didactique et plaisante à lire, la BD est servie par un scénario fluide et vivant, écrit par un océanographe, Jean-Baptiste de Panafieu.
L'histoire : deux journalistes accompagnent une équipe de scientifiques sur une île de l'océan Arctique où ils sont venus étudier le changement climatique et ses conséquences sur la faune et la flore.
La trame permet de faire passer l'information scientifique, tout en montrant la dimension humaine des chercheurs et leurs conditions de vie sur le terrain.
Une lecture éclairante.

Coédition Dargaud – Delachaux et Niestlé, 2021, 128 pages.

Cette chronique est initialement parue dans le n° 30 du magazine Sans Transition !

Au petit déjeuner, faites ce qu'il vous plaît

Gilles Fumey, chercheur au CNRS fait toute la lumière sur le petit déjeuner dans son ouvrage Feu sur le breakfast !
Il retrace de façon passionnante l'histoire du petit déjeuner à travers les siècles et les habitudes selon les pays, puis comment il a évolué. Il déconstruit les mythes sur ce qu'il doit être ou pas.
Tous les matins du monde ne se ressemblent pas. Par exemple, en Europe du Nord, on mange plutôt salé au petit déjeuner et sucré au Sud, mais pas forcément. En Italie, on ne déjeune pas du tout. En Espagne, il y a un repas spécial en milieu de matinée (el almuerzo). Souvent aussi on traîne et on mange mieux au petit déjeuner le week-end parce qu'on a le temps, quitte à faire un brunch plus tardif.
En fait, l'obligation de prendre un petit déjeuner parce que ce serait le repas le plus important de la journée est une invention de l'industrie agro-alimentaire. D'autant que les aliments tout prêts proposés dans le commerce pour ce repas matinal (céréales, brioches longue conservation, etc.) sont parmi les plus transformés et sucrés. Donc inutile de suivre les injonctions (et craindre les menaces d'hypoglycémie) qu'on voudrait vous faire avaler. Au petit déjeuner, faites ce qu'il vous plait.
Notre corps n'est pas cette machine qu'il faut alimenter comme avec un carburant. Les progrès de la science ont permis de découvrir d'autres phénomènes plus complexes.
Le mieux est de s'écouter : si on n'a pas faim, ou pas le temps, à quoi bon se forcer ?
Un ouvrage instructif et très plaisant à lire.

Terre Urbaine, 2020, 128 pages.

Un néo-rural courageux et lucide

Une enfance sans problèmes dans la classe moyenne, des études à Sciences Po, un job bien payé... L'avenir de Clément Osé semble tout tracé, mais s'avère fort ennuyeux.

De la neige pour Suzanne est le récit plein d'humour et d'intelligence d'un citadin qui se pose des questions sur le monde et sur le sens de sa vie.
Il décide alors de suivre ses convictions écologistes et part vivre à la campagne, dans une ferme collective et décroissante. Il découvre que les travaux manuels et la culture d'un jardin le rendent heureux, malgré la rudesse de ce mode de vie, les écueils de l'autonomie et de la vie en communauté.
On admire son courage. On apprécie sa franchise sur son expérience personnelle. On savoure aussi son sens de la formule.
Un témoignage vraiment intéressant.

Tana éditions, 2021, 224 pages.

Cette chronique est initialement parue dans le n° 30 du magazine Sans Transition !

vendredi 7 octobre 2022

Un Alfie qui vous veut du bien

Alfie est un réjouissant roman de Christopher Bouix.
C'est l'histoire d'une famille connectée qui adopte, plus ou moins de son plein gré, un robot doté d'une intelligence artificielle, nommé Alfie, censé être leur meilleur ami.
Cet ami qui leur veut du bien s'immisce partout. Au début, il est candide et apprend à connaître chaque personnage : le père, la mère, l'ado et la petite fille. Cela donne lieu à des tâtonnements et quiproquos comiques.
En effet, le robot s'adapte au langage de chacun et tâche d'être utile aux uns et aux autres. Par exemple, il aide l'ado dans ses devoirs et se passionne pour Agatha Christie, puis (un peu trop) pour les romans policiers en général et voit des meurtres partout.
Mais de candide, Alfie devient perfide : analyse et interprète tout, manipule et perfectionne ses algorithmes.. avec quelques biais. Toujours est-il qu'Alfie commence à dérailler un peu. Ou pas !
Qui manipule qui ?
Un roman drôle (et un peu flippant sur notre vie connectée et observée) qui se lit comme un thriller (qu'il est à sa manière), en même temps qu'un roman d'anticipation et d’espionnage à rebondissements.
Excellent.

Le Diable Vauvert, 2022, 464 pages.

samedi 10 septembre 2022

C'est quoi l'amour ?

Pour beaucoup d'entre nous, le plus important au monde, c'est l'amour, l'amitié, les relations affectives et/ou sexuelles. Mais comment ça marche ? Et comment l'intime s'imbrique dans le politique ?
Victoire Tuaillon dissèque littéralement et explore ces questions dans les épisodes de sa série documentaire (ou podcast) Le cœur sur la table, pour une révolution romantique avec ses invitées et invités, scientifiques, chercheurs et chercheuses, philosophes... (la jeune journaliste est surtout connue pour sa première série Les Couilles sur la table).
Le livre, véritable essai, synthétise ces entretiens, mais aussi des témoignages ou critiques d'auditrices et d'auditeurs, ainsi que des sources et ressources pour explorer plus loin.
C'est un formidable miroir à facettes qu'elle nous tend, une mine d'informations, de réflexions et de questionnements.
C'est quoi l'amour ? Est-ce un mythe ? Est-ce que cela a le même sens dans l'esprit d'une femme et dans celui d'un homme ? Quel est le statut du célibat ? Et celui du couple — hétéro ou pas ? Pourquoi faudrait-il le réussir coûte que coûte, parfois jusqu'à l'abnégation ? Y a-t-il une vie en dehors du couple ? Quelles sont les injonctions faites aux femmes (et aux hommes) ?
En fait, sommes-nous libres en amour ? Tout cela n'est-il pas une construction politique de nos sociétés depuis des siècles ? Ne faut-il pas imaginer de nouvelles façons de voir l'amour ?
Comme Mona Chollet, nous sommes nombreuses et nombreux à vouloir réinventer l'amour et tenter une révolution romantique !
Formidable recueil à garder sur sa table de chevet !

Binge Audio, 2021, 304 pages.

Voir tous les podcast de Binge Audio et sa boutique.

samedi 3 septembre 2022

Poésie des jardins familiaux

Inspiré par les jardins familiaux de Ris-Orangis en banlieue parisienne, Rémi Courgeon écrit et dessine un joyeux album jeunesse, une véritable d'encyclopédie poétique de ces jardins partagés.
Mon herbier des gens est l'histoire d'un petit garçon qui décide, sur le modèle d'un herbier, de raconter la vie au pied de son immeuble dans ces petits espaces de nature.
Il décrit les personnages, mais aussi les abeilles, le compost, les lombrics, les poules…
L'auteur rend compte « 
de la richesse des singularités de tous ces amoureux de la nature, considérant qu'il n'y a pas d'écologie sans humanisme et inversement ».
Il décline cet univers extraordinaire des jardiniers, hommes et femmes, souvent venus d'ailleurs et qui trouvent dans ces lopins de terre de quoi (re)prendre racines.
Chacun jardine selon ses origines géographiques et son héritage culturel, s'émerveille des plantes qui poussent et cultive l'entraide.

Une galerie de portraits pleine d'émotions et de couleurs.

Éditions La Cabane bleue, 2022, 40 pages.

Cette chronique est initialement parue dans le n° 34 du magazine Sans Transition !

vendredi 2 septembre 2022

La vraie vie des poètes

Les éditions Monstrograph — Martin Page et Coline Pierré — publient des essais, "des petits livres bizarres pour monstres gentils". Ils tentent des expériences, se font plaisir, essaient de nouvelles idées, lancent des projets collectifs, publient des textes originaux d’autrices et d’auteurs, font des prix d'amis (à des gens qu'ils n'ont jamais vus).
Au-delà de la poésie, ils défendent notamment les droits des auteurs avec une série sur la façon dont les artistes (auteurs, photographes, acteurs, musiciens, dessinateurs, peintres...) sont — mal — considérés donc mal payés, mal logés, etc.
Or, les poètes sont des gens (presque) comme les autres avec, pour la plupart, un quotidien, une vie de couple (ou pas) ou en famille (ou pas), en tout cas avec des factures à payer.
J'avais déjà parlé de l'ouvrage collectif Les artistes ont-il vraiment besoin de manger ?
Voici le tome, avec des témoignages d'autres artistes interrogés*, sur les lieux habitation et de travail, en ville ou à la campagne. Ils répondent tous à une douzaine de questions comme : Où habitez vous ? Quand, comment, et pourquoi êtres vous arrivé là ? Qu'est-ce que vous aimez/n'aimez pas dans votre lieu d'habitation ? Est-ce qu'il manque quelque chose ? Est-ce que vous aimez sortir de chez vous ? Quelle influence ce lieu a-t-il sur votre travail créatif ? etc.
Car comment penser un lieu et un mode d’habitation qui répondent aux désirs politiques, écologiques, humains, tout en laissant du temps et de l’espace pour la pratique artistique ?
Le tout est passionnant à lire parce que c'est la réalité, l'aspect concret de leur quotidien, de leur façon de vivre et de travailler. Et certains écrivent très bien !
C'est la vraie vie des poètes.

* Les artistes sont : Sophie Adriansen ; Zig Blanquer ; Stewen Corvez ; Gaétan Dorémus ; Yves Heck ; Camille Hervouet et Grégory Valton ; Olivier Josso Hamel ; Charlotte des Ligneris ; Sophie G. Lucas ; Paul Martin ; Marie-Domitille Murez : Noémie Sonck ; Séverine Vidal ; Chantapitch Wiwatchaikamol ; Otto Zinsou.

Éditions Monstrograph, 2021, 128 pages.

Que les éditeurs me pardonnent car ils appliquent les règles d'écriture inclusive : j'admire, je comprends, mais j'avoue, personnellement, que j'ai la flemme.

Aimez vos araignées !

On ne rencontre pas tous les jours des ours polaires ou des loups (dommage !), plus rarement des serpents ou des ragondins, mais bien plus souvent des araignées, des moustiques, des mouches, des guêpes, des corbeaux ou des pies… (Hum ! pas toujours appréciés à leur juste valeur).
Eh oui, ce sont les mal-aimés, ceux qui ont mauvaise réputation ; à leurs dépens car ils sont souvent menacés.
Or, ils sont indispensables dans bien des domaines, et on l'ignore (ou on feint de l'ignorer : à qui profite le crime ?)
Mais, pour eux, l'enfer, c'est nous !
C'est ce que raconte cette bande dessinée, avec finesse et humour.
Comme le dit l'auteur, professeur de sciences naturelles : « Si nous tenons à notre place dans ce monde, nous, l'espèce humaine, on ferait mieux de respecter celles des autres ! »
Après avoir lu leurs histoires, comment ils sont arrivés jusque chez nous et pourquoi ils sont essentiels, vous les adorerez.
Enfin... en tout cas, vous les comprendrez mieux.

Éditions Delachaux et Niestlé, 2022, 96 pages.

Cette chronique est initialement parue dans le n° 34 du magazine Sans Transition !

jeudi 1 septembre 2022

Se débrouiller comme un chef

Quand on quitte le nid familial pour une vie d'étudiante ou d'étudiant en solo, on plonge dans une nouvelle vie où il faut gérer tout le quotidien, dont les repas.
Si on veut bien manger, facile, rapide, bon, pas cher et si possible dans un esprit végétarien et écoresponsable voilà le b.a.-ba pour bien débuter et une mine d'idées simples et saines !
Lila Djeddi partage sa Cuisine du quotidien pour étudiantes et étudiants avec 60 recettes.
Après de brefs rappels sur une bonne alimentation, elle donne quelques conseils pour faire ses courses, gérer son budget (28 à 32 euros par semaine) et pleins d'astuces sur le petit matériel de base ou les ingrédients indispensables.
Chaque recette affiche clairement le temps de préparation, le coût pour une part, les ingrédients, etc.
Elles sont simplissimes et permettent d'améliorer un sandwich épatant, un œuf au plat, une soupe au butternut, une purée, des spaghettis, un cake, des cookies...
À la fin : un calendrier des fruits et légumes par saison pour éviter les faux-pas, des idées de menus par semaine et par saison pour équilibrer, les 8 façons de cuire les œufs, les mesures et équivalences...
Tout pour se débrouiller comme un chef !

Tana éditions, 2022, 176 pages.


mercredi 31 août 2022

Des droits pour les forêts, océans, rivières…

Un classique du droit et de l'écologie :
la traduction inédite et intégrale d'un texte fondateur sur la préservation de la nature publié en 1972 aux États-Unis par le spécialiste d'éthique environnementale Christopher Stone : Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ?
Cet essai — toujours d'une troublante actualité — aspire à la reconnaissance de droits juridiques à l'environnement : forêts, océans, rivières, etc.
Il a certainement contribué à la prise de conscience de la valeur de la nature et à ce que des fleuves Néo-zélandais et Indien soient reconnus comme personnalités juridiques ou que l'Équateur considère la nature comme un sujet de droits.
La préface est de Marine Calmet*, juriste, qui milite pour la défense des droits de la nature dans le monde.
La postface est de Catherine Larrère, qui a notamment développé la philosophie environnementale.
 

Le Passager clandestin, 2022, 200 pages.

* autrice de Devenir gardiens de la nature.

Cette chronique est initialement parue dans le n° 34 du magazine Sans Transition !

samedi 13 août 2022

Voyages à Tokyo

Autrement, 2010.
En deux livres, un petit voyage au Japon sans quitter mon transat.
Tokyo Sisters, Dans l'intimité des femmes japonaises est un recueil de portraits de femmes japonaises de tous âges qui se confient aux deux autrices françaises : Raphaëlle Choël et Julie Rovéro-Carrez.
Leur place dans une société patriarcale n'est pas enviable. Elles doivent faire un choix entre une carrière professionnelle ou devenir mère en passant par la case obligatoire du mariage. Rares sont celles qui arrivent à tout concilier, épanouissement compris.
Au gré des rencontres, ces femmes témoignent de leurs parcours et de leurs envies de couple (si on peut parler de vie à deux) et/ou d'enfant. Le style est alerte (voire un peu lourd, comme celui des magazines.

Gallimard, 2019.

L'autre livre est écrit par un Japonais, Yutaka Yazawa, qui a vécu à l'étranger et tente d'expliquer son pays en courts chapitres agrémentés de belles photos et illustrations : Vivre le Japon. Il commence par la géographie du pays avec ses grandes régions et leurs particularités, puis aborde différents thèmes comme l'état d'esprit, la culture, la gastronomie, les loisirs, la vie de famille, les fêtes. Un bon résumé.

Lire aussi sur le Japon (récits et essais) :
- Les secrets du savoir-vivre nippon
- Fenêtres sur le Japon
- Japon perdu
- Dictionnaire insolite du Japon
- Japonais
- Tchikan
- Pourquoi Tokyo ?
- Ozu
- Comme un feuille de thé à Shikoku
- Les Japonais
- Louange des mousses
- Le Club des gourmets et autres cuisines japonaises
- Hokusai
- Malgré Fukushima - Journal japonais
- Quand l'empereur était un dieu
-
Certaines n'avaient jamais vu la mer
-
La fascination du Japon, Idées reçues sur l'archipel japonais
- Le vide et le plein : Carnets du Japon 1964-1970
-
Tokyo-Ga et Carnet de notes sur vêtements et villes
- My dear bomb et Éloge de l'ombre
- Notes de chevet

samedi 25 juin 2022

Hors des sentiers battus

Pure poésie que cette envie de Devenir chevreuil de Tony Durand !
Alors qu'il passe plus de temps que de coutume chez lui (comme la plupart d'entre nous lors de cette fameuse année 2020), et notamment dans son jardin, la nature et le printemps l'inspirent.
Il improvise une ode au renouveau de la végétation, et s'imagine jeune chevreuil... jusqu'au jour où un animal, un vrai chevreuil, fait irruption à travers la haie.
Comme par magie, la rêverie a rendez-vous avec la réalité.
De nombreux courts chapitres commencent par Si j'étais un jeune chevreuil... et l'auteur de se glisser dans la peau du cervidé, des bois jusqu'aux sabots.
Devenir chevreuil suppose de ne plus être humain et donc de se débarrasser de certaines de nos contraintes :

Ah, si j'étais un jeune chevreuil, il y a fort à parier que le programme de mes journées s'en trouverait conséquemment allégé. Pas ou peu de réunions de travail, si ce n'est un conciliabule nocturne avec mes colocataires, chaque sujet nécessitant de l’être étant mis sur le tapis d'aiguilles de pin. Des échanges courtois, mais brefs. Quelques entrechoquements de bois à l’occasion, pour rétablir l'ordre des choses. (...) S'y ajouteraient, de manière ponctuelle, quelques impératifs  pas trop désagréables, tels que la perpétuation de l'espèce.


Humour, légèreté, liberté de ton, poésie... il n'y a qu'à se laisser emporter hors des sentiers battus par l'imagination débordante du cadre de Tony Durand.

Rue de l'échiquier, collection Le Don des nues, 2022, 64 pages.
Le Don des nues est une nouvelle collection des éditions Rue de l'échiquier qui rassemble des textes courts reliés par leur puissance d’évocation du monde vivant.

PS : C'est marrant : moi aussi j'ai aperçu un jeune chevreuil pendant le confinement et je ne peux que comprendre l'émerveillement ressenti.

Dessin de Tony Durand

Libraires, critiques, lecteurs, etc.

Libraires, critiques littéraires, lecteurs, auteurs... tout le monde en prend pour son grade dans ces articles écrits et publiés dans la presse anglaise, entre 1936 et 1946, par George Orwell et rassemblés dans ce petit — mais puissant — recueil : Sommes-nous ce que nous lisons ?
Encore une fois (lire aussi la chronique sur Pourquoi j'écris), l'auteur de 1984 n'y va pas avec le dos de la cuillère : cinglant et plein d'humour, d'une remarquable justesse et toujours d'actualité.
Il est d'autant plus juste dans ses propos qu'il a été lui-même libraire, critique littéraire et bien sûr auteur : il sait de quoi il parle.
Les quatre textes — Souvenirs de libraire, Confessions d'un critique littéraire, Les bons mauvais livres et Des livres ou des cigarettes — sont suivis d'une courte biographie.
Des livres ou des cigarettes est une défense de la lecture et du prix des livres — qui n'est pas une excuse pour ne pas lire — et se termine par :

Et si notre consommation de livres demeure aussi faible qu'auparavant, ayons au moins la décence d'admettre que cela est dû au fait que la lecture est un passe-temps moins captivant que les courses de chiens, le cinéma ou le pub, et arrêtons de raconter que les livres, achetés ou empruntés, coûtent trop cher.

Un livre indispensable aux libraires, critiques, lecteurs, auteurs, etc. qui se reconnaîtront.

1001 Nuits, 2022, 36 pages.
Et tout ceci pour 3 euros : aucune excuse.

mardi 21 juin 2022

Le fabuleux destin d'Alexandra David-Néel

À l'occasion d'une visite à la maison d'Alexandra David-Néel (1868-1969), à Digne-les-Bains (Alpes-de-Haute-de-Provence), je me décide enfin à lire Voyage d'une Parisienne à Lhassa. À pied et en mendiant de la Chine à l'Inde et  à travers le Thibet, publié pour la première fois en 1927.
Nous avons tellement entendu parlé de cette femme passionnée par l'Orientalisme que nous avons l'impression de connaître son histoire. Or, cela vaut le coup de la lire car ce récit est un extraordinaire livre d'aventures, très bien écrit.
Ce qui a pour conséquence de donner envie de lire ses autres livres...
Avec le lama Yongden, qui est devenu son fils adoptif, elle a cheminé pendant huit mois, en 1924, à pied pour rejoindre le Thibet, et notamment Lhassa interdit aux étrangers en se faisant passer pour la mère du lama, c'est-à-dire pour une thibétaine en pèlerinage.
Autant dire que leurs conditions de voyages étaient extrêmes dans ce "Pays des Neiges" avec leur matériel rudimentaire (malgré quelques objets précieux et armes cachés sous leurs vêtements).
Le périple était également dangereux à cause des conditions climatiques, des risques d'accidents et surtout de rencontres périlleuses dans des régions désertiques où régnaient les brigands.
Ce qui intéressait aussi l'exploratrice était de traverser ces contrées où aucun étranger n'avait jamais mis les pieds et d'observer les us et coutumes des différentes ethnies rencontrées.
À sa sortie ce livre rencontra un beau succès et le voilà sans cesse réédité.

La nuit était venue, la neige se remit à tomber. Sous le ciel d'un noir d'encre, le paysage nocturne s'illumina alors, de façon étrange,. Une lumière diffuse, pâle et morne parut sourdre du sol tout blanc et s’échapper des arbres chargés de neige ; transformée par cette fantasmagorie, la forêt prit l'aspect insolite d'une sorte de royaume des Ombres. Blancs de la tête aux pieds, nous continuions, en boitant, notre marche taciturne parmi ce décor singulier, pareils à des fantômes se rendant à l'appel d'un sorcier thibétain ou à deux minables serviteurs de quelque Père Noël indigent.

Éditions Pocket, n° 2095, 380 pages.

Lire aussi ma chronique sur le récit de Christian Garcin et Éric Faye : Dans les pas d'Alexandra David-Néel.

La maison d'Alexandra David-Néel à Digne-les-Bains.

samedi 28 mai 2022

George Orwell, auteur visionnaire

Titrer que George Orwell est un auteur visionnaire frise le pléonasme.
Mais j'insiste. Je suis arrivée à ce livre car Deborah Levy, dans son Autobiographie en mouvement disais qu'elle répondait au texte de George Orwell : Pourquoi j'écris.
Dans ce recueil sont rassemblés six textes de l'auteur de 1984. On le savait visionnaire avec cette œuvre de science-fiction qu'on lisait avec horreur et qu'on voit se réaliser sans trop broncher.
Mais son génie va au-delà : il était un auteur lucide, un journaliste politique (de son vrai nom Eric Arthur Blair). Et avant cela a vécu dans la dèche, notamment à Paris.

Je le répète, il n'y a pas de livre dénué de préjugé politique. L'idée selon laquelle l'art ne devrait rien avoir affaire avec la politique constitue elle-même une opinion politique.

Parmi ces textes, ses écrits sur la guerre civile espagnole, dans laquelle il s'était engagé en 1936 dans les rangs républicains, font écho à celle qui frappe à nos frontières en ce moment.
Son récit d'un séjour dans un hôpital parisien fait froid dans le dos.
Tout cela pour dire que presque rien n'a changé : si tout est politique, l'argent et le capitalisme mènent le monde.
Mais revenons au thème de l'écriture :

Je n'ai pas écrit de roman depuis sept ans, mais j'espère en écrire un autre avant longtemps. Ce sera forcément un échec, car tout livre est un échec, mais j'ai une idée assez claire du genre de livre que je veux écrire.
À relire ces derniers paragraphes, je m'aperçois que j'ai pu laisser croire à la nature purement citoyenne de mes motivations d'écrivain. Je ne voudrais pas que s'installe durablement pareille impression. Tous les écrivains sont vaniteux, égoïstes et paresseux, et, au plus profond de ce qui les motive, gît un mystère. Écrire est un combat affreux et épuisant, pareil à celui qu'on livre contre une longue et douloureuse maladie. Jamais on ne se lancerait dans une entreprise pareille si l'on n'y était poussé par quelque démon auquel il est impossible de résister ou de comprendre quoi que ce soit.

Un texte qui fait aussi écho au Parfum des fleurs la nuit de Leïla Slimani. 

Folio n° 7026, 2022, 144 pages.

Pourquoi j'écris

Il suffit de peu (ou beaucoup) pour croiser un livre. Dans la même semaine, un ami me raconte sa découverte de Leïla Slimani et je tombe sur un texte de Pedro Almodovar, dans Telerama, où il parle d'écriture et de sa lecture de Leïla Slimani. Il n'en fallait pas plus pour me donner envie de lire Le parfum des fleurs la nuit.
J'aime ces livres où les écrivains tentent d'analyser leur besoin d'écrire, le pourquoi du comment et le comment du pourquoi.
L'autrice y raconte cette expérience proposée par la Fondation Pinault de passer une nuit, seule, enfermée dans un musée : la Punta della Dogana à Venise.
Et les fantômes surgissent des ténèbres.
Enfermée de son plein gré, elle pense à son père qui a été emprisonné à tort, puis réhabilité après sa mort. Elle pense à la liberté de l'écrivain, même enfermé. Elle pense que si elle écrit, c'est pour rétablir une forme de justice.

Écrire a été pour moi une entreprise de réparation. Réparation intime, liée à l'injustice dont a été victime mon père. Je voulais réparer toutes les infamies : celles liées à ma famille mais aussi à mon peuple et à mon sexe. Réparation aussi de mon sentiment de n'appartenir à rien, de ne parler pour personne, de vivre dans un non-lieu.

Folio n°7073, 2022, 160 pages.