mercredi 24 décembre 2014

La chance de lire Les Malchanceux

En guise de cadeau de Noël, une œuvre rare.
L'éditeur Quidam s'est fait une spécialité de publier des auteurs oubliés ou peu connus par rapport à leur grand talent. Il édite notamment Josipovici, dont j'ai parlé à deux reprises dans ce blog.
La forme de l'ouvrage (peut-on parler de livre ?) de Brian Stanley Johnson,
Les Malchanceux
, est originale à tous points de vue. Du point de vue du style, d'abord, qui reproduit le fil aléatoire de la pensée du narrateur qui divague en tous sens, passant du coq à l'âne, de digressions en activités banales d'une journée et de souvenirs en réflexions plus profondes. Par exemple :
"Et si j'allais faire un tour à l'étage, histoire de remuer le passé ? Oui, non. Ça va paraître louche, y a pas de bar là-haut, c'est mort, ah, fait chier, je m'en fiche des autres, de toute façon, je connais personne dans le coin, qui pourrait trouver ça louche, et puis, j'ai une bonne raison. La nostalgie, allez, grimpe les escaliers, aluminium des cornières, moquette piétinée et usée jusqu'à la corde, contremarches défoncées consciencieusement."
En parfaite cohérence, ce désordre est également reproduit dans l'objet lui-même : les chapitres sont présentés dans une boîte, non reliés entre eux, et, mis à part le premier et le dernier chapitre, on peut les lire dans l'ordre qui nous chante. Ils sont plus ou moins courts ou longs et la pagination y est inexistante. Les silences sont marqués par de très grands espaces à l'intérieur des lignes.

Dans sa préface, Jonathan Coe (qui a également écrit une biographie sur Johnson, toujours chez Quidam Editeur) nous explique le propos :
"La genèse des Malchanceux, c'est Nottingham, un samedi après-midi. Johnson, envoyé par son journal pour couvrir un match de football, y est de passage. La littérature ne nourrissant pas son homme, tout au long de sa carrière d'écrivain, il a dû accepter des emplois alimentaires, pigiste ou prof remplaçant le plus souvent. À cette époque, il travaillait comme journaliste sportif pour l'Observer."
Une fois arrivé, le narrateur-auteur se rend compte qu'il connaît la ville. C'est celle où il a connu son ami Tony, et c'est l'occasion de se remémorer les souvenirs de celui qui fut emporté prématurément.
"Je savais que s'il était toujours en vie la semaine suivante, il ne serait presque plus en état de parler, vu la vitesse à laquelle son état se dégradait, il se désintégrait, et mes dernières paroles pour lui, le peu que je pouvais lui donner, seul avec lui, prêt à partir, déjà habillé, la voiture n'attendant plus que moi pour nous emmener à la gare, c'était maintenant, alors je l'ai regardé, j'ai soutenu son regard, qui cette fois ne me lâchait pas, au prix de quel effort, je me le demande, et je lui ai dit, je n'ai rien trouvé d'autre, qu'est-ce que j'aurais pu dire d'autre, je lui ai dit, T'en fais pas mon pote, j'écrirai tout.     T'auras pas grand-chose à raconter, c'est ce qu'il a dit, après un silence, très lentement, et toujours, ce regard.          On en est tous là, c'est ce que je lui ai dit."
L'amitié, les amours, les enfants, la mort... La vie, quoi.

Quidam Éditeur, Collection Made In Europe, 2009.

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