jeudi 23 août 2018

Coucher sur le papier

Philippe Annocque, dans Seule la nuit tombe dans ses bras, explore avec virtuosité l'un de ses thèmes de prédilection : le dédoublement, mais aussi le pouvoir des mots et de l'imagination, de leur influence directe sur la réalité, tout en frôlant l'auto-fiction, même si le narrateur, également écrivain, a un autre nom que lui.
Dans ce roman, il raconte une relation amoureuse, voire sexuelle, et néanmoins virtuelle — par tchat, mail, téléphone, vidéos, photos... — dans un monde numérique et non physique, entre deux êtres de chair (mais imaginaires puisqu'il s'agit d'un roman) qui communiquent avec passion sans jamais se rencontrer. De cette distance et cette absence liées aux moyens technologiques, il reste néanmoins des traces, ne serait-ce que dans l'esprit des personnages (et le nôtre !), à la fois dans la réalité de leur monde intérieur, de leur désir, et dans l'imaginaire d'un monde parallèle (ça peut paraître compliqué vu comme ça, mais pas du tout).
Le tout dans une mise en abîme vertigineuse d'un livre dans le livre, une histoire dans l'histoire. Un ingénieux dispositif, comme toujours, chez Philippe Annocque*.
Je dis "ah" parce qu'au fond, même si à ce moment-là de notre histoire je ne suis pas vraiment prête à le reconnaître, je sais bien au fond de moi que dire cet amour ne sera jamais que la seule chose possible. Le faire, non. On ne pourra jamais que faire semblant de le faire. "Je te fais l'amour" ne fait pas partie des énoncés performatifs cités par Austin, hélas, dans Quand dire, c'est faire.
L'auteur flirte et s'amuse avec les limites du roman, de la romance et du porno — c'est parfois un peu cru — sans jamais tomber dans la niaiserie ou le vulgaire. Il cultive au contraire l'art de parler très simplement et justement de choses infiniment subtiles et volatiles, parfois banales.
Avec brio, il transpose une histoire d'amour contemporaine, sur la virtualité des technologies de communication et la réalité dans lequelle nous vivons, et la couche sur le papier.
Et tout cela nous pose des questions, nous donne à réfléchir sur notre monde, nos relations aux autres et sur ce qui est vrai (ou pas).
Enthousiaste lecture !

Quidam éditeur, 2018, 152 pages.

* Lire aussi mes autres chroniques sur les livres de Philippe Annocque :
Élise et Lise ;
Pas Liev ;
Liquide ;
Vie des hauts plateaux ;
Notes sur les noms de la nature.

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