dimanche 7 août 2011

L'écrivain analphabète

Agota Kristof, femme de lettres hongroise, est décédée le 27 juillet 2011, dans son pays d'exil, la Suisse.
La vie de cette femme a été marquée par la lecture, l'écriture, les langues... à contre-cœur parfois.
Alors qu'elle sait lire en hongrois à l'âge de quatre ans, le russe devient la langue officielle après la guerre dans son pays, qu'elle fuit à 21 ans avec son mari et son bébé. Réfugiés en Suisse, il faut apprendre encore une autre langue, le français, qui sera celle de son écriture.

Éditions Zoé, 2004, 60 pages.
Dans son récit autobiographique L'analphabète, elle raconte ces années d'enfance, d'adolescence et d'exil qui la coupera à jamais de son pays et surtout de sa famille. Elle raconte que, sur le groupe qui fuit clandestinement la Hongrie occupée, beaucoup ne supporteront pas cette fausse liberté, déracinés, coupés à vie de leurs racines et des leurs. Les autres survivent, dans le déchirement et la solitude qui empêchent à jamais le bonheur.
La lecture de la trilogie — qui commence par Le grand cahier, se poursuit par La preuve et se termine par Le troisième mensonge — a été un véritable choc. L'univers est effrayant : noir, cinglant (cinglé aussi), cru, politiquement incorrect.
Éditions Points, 2014, 192 pages.
Si vos vacances sont gâchées par le mauvais temps ou un quelconque contretemps, le sombre destin d'Agota Kristof vous permettra de relativiser...

Éditions Points, 1995, 192 pages.

mardi 19 juillet 2011

Une inquiétante étrangeté

Au fil de son œuvre, principalement des nouvelles et de courts romans, Yôko Ogawa, écrivain japonaise née en 1962, a créé un univers étrange et inquiétant.
Son écriture simple et réaliste nous fait lentement glisser vers des situations surréalistes et dérangeantes... des rencontres inattendues, des personnages ou des situations perverses, des modes de vie cachés, juste derrière cette porte ou dans cette maison apparemment abandonnée au bout d'une impasse.
Rien d'étonnant qu'elle se sente proche de Junichirô Tanizaki ou de Paul Auster.
On peut commencer à l'aborder par Les paupières ou le recueil comprenant La piscine, Les Abeilles et La grossesse.

Toute son œuvre parue en français est publiée aux éditions Actes Sud.

lundi 18 juillet 2011

Autobiographie, mode d'emploi

Après la lecture de Joyce Maynard (chronique précédente), j'ai envie de parler du genre autobiographique, un sujet qui me passionne.

En France, Philippe Lejeune est le grand spécialiste de l'écriture autobiographique. Il a passé toute sa carrière universitaire à la définir et l'étudier sous toutes ses formes : récits, lettres, journaux personnels... Il a publié divers essais : Le Pacte autobiographique, Signes de vie, Un journal à soi, Le journal intime (histoire et anthologie), Cher cahier, Cher écran (Journal personnel, ordinateur, Internet), Les brouillons de soi... Il s'est aussi bien intéressé aux œuvres littéraires d'écrivains reconnus qu'à celles des particuliers, notamment les diaristes qui seraient près de 8 % en France à tenir un journal ou prendre des notes sur leurs réflexions et impressions. D'ailleurs, les blogs, moyen d'expression personnelle par excellence, sont des formes dérivées des journaux intimes, directement publiables et interactifs.
Philippe Lejeune propose un site Internet, L'autopacte, très complet sur ces questions.
Il est co-fondateur de l'APA (association pour l'autobiographie et le patrimoine autobiographique) qui édite des publications spécialisées, organise des conférences et ateliers, collecte les journaux et récits autobiographiques, sauvegarde l'écriture en ligne, etc.
On peut donc confier à l'APA tous nos écrits personnels, disponibles ou non au public et aux chercheurs.

samedi 16 juillet 2011

Se retourner sur sa vie

Et devant moi, le monde est une autobiographie, un beau récit de vie doublé d'une analyse honnête sur un parcours de femme.
Joyce Maynard, journaliste et romancière américaine, s'est fait connaître, alors qu'elle était encore étudiante, en publiant, en 1972, un long article dans le New York Times Magazine sur sa génération : "Une fille de dix-huit ans se retourne sur sa vie" (l'article est repris à la fin du livre).
À l'époque, ce texte a un grand retentissement auprès des lecteurs. La jeune fille reçoit un courrier abondant, dont une lettre de l'écrivain culte J. D. Salinger qui sera le début d'une correspondance, puis d'une liaison. Un coin du voile est levé sur le mystérieux personnage, intègre mais misanthrope, qui a décidé de vivre reclus et finit par lui reprocher d'aimer le monde.
Un passage de sa postface résume bien son intention :

"Libérée de la peur de déplaire à un homme dont l'opinion a compté plus que tout autre à un moment donné, je me suis enfin sentie capable de parler avec franchise, non seulement de la partie de mon histoire qui concerne Jerry Salinger, mais des innombrables autres choses qui m'avaient amenée où j'en étais ce jour-là.
Pour l'essentiel, ce livre parle de la vie d'une femme, ainsi que de la honte et du secret."

Éditions Philippe Rey, 2010, 464 pages.

vendredi 1 juillet 2011

Les vaches et les enfants d'abord !

Après Le mec de la tombe d'à côté (voir ma chronique), notre allumée Suédoise, Katarina Mazetti, revient avec Le caveau de famille. On craint le pire, avec un titre pareil, et on n'en passe pas loin.
D'abord, on est contents parce que Benny et Désirée se retrouvent.
Ah ! une si belle passion ne pouvait pas s'arrêter aussi bêtement !
De rebondissement en rebondissement, l'histoire nous emporte dans le tourbillon du quotidien improbable entre le fermier et l'intellectuelle. Katarina Mazetti sait de quoi elle parle : elle a vécu vingt ans dans une ferme avec son mari et ses quatre enfants ! D'ailleurs, ça sent le vécu de l'élevage des vaches et de la condition féminine en milieu rural. Voilà un beau plaidoyer en faveur des paysans dont le travail n'est plus rentable et du quotidien des mères au foyer dont le travail ne se voit que lorsqu'il n'est pas fait...
Heureusement que l'amour et l'humour illuminent ce roman noir, parce qu'on ne sait plus s'il faut rire ou pleurer...
J'attends la suite. Je suis sûre que Le Caveau de famille n'est pas la fin. En tout cas, elle m'a laissée sur ma faim, comme le premier.
Allez Katarina, au boulot ! prends ton stylo et raconte-nous vite la suite !

Éditions Actes Sud, Collection Babel n° 1137, 2012, 272 pages.

mardi 21 juin 2011

Dans le dragon de Cortazar

Julio Cortazar, avec Épreuves, nous invite dans sa cuisine, c'est-à-dire dans sa Volkswagen rouge qui lui sert de bureau ambulant et qu'il a surnommé "le dragon Fafner". Ce court ouvrage est un livre sur "Livre de Manuel", que je n'ai pas lu, d'ailleurs, mais cela n'a aucune importance car le rapport à ce livre en particulier n'est qu'un prétexte. En effet, il évoque son travail de relecture et réécriture des épreuves, les bien nommées (en espagnol, on les appelle galeras, ce qui n'est pas mieux).
Le travail de création reste un mystère et j'espère toujours que les écrivains sauront, mieux que les peintres ou les musiciens, commenter la préparation, la maturation de leurs textes et leur élaboration jusqu'au point final.
En fait, Épreuves est une sorte de journal des vagabondages géographiques et littéraires d'un écrivain en exil — Argentin qui vit en Provence — et qui travaille à distance sur son œuvre et avec ses typographes argentins.
Il se trouve que je connais bien les paysages où il fait étape (Avignon, les Baux de Provence, Malaucène, Vaison-la-Romaine, les Dentelles de Montmirail...), ce qui me rend son journal encore plus familier.

Éditions de La Différence, Collection Les Voies du Sud, 1991.

lundi 6 juin 2011

C'est le lecteur qui fait le livre

Alberto Manguel a connu Jorge Luis Borges lorsqu'il était jeune homme, d'abord pour lui avoir vendu des livres alors qu'il travaillait dans une librairie de Buenos Aires, puis plus intimement pour lui avoir fait la lecture chez lui, alors qu'il était devenu aveugle. C'est donc un écrivain qui parle d'un autre écrivain, et surtout de sa vision des livres.
"Pour Borges, l'essentiel de la réalité se trouvait dans les livres ; lire des livres, écrire des livres, parler de livres."
Dans Chez Borges, on rencontre aussi des amis, comme Adolfo Bioy Casares et Silvina Ocampo. "Borges se définit moins comme l'ami des écrivains qu'il fréquente que comme leur lecteur, comme s'ils n'appartenaient pas à l'univers quotidien mais à celui de la bibliothèque."
Son monde était celui de la littérature, mais Borges se considérait comme "éminemment oubliable" et les grands absents de sa bibliothèque étaient ses propres livres. "Il y a des écrivains qui tentent de mettre le monde dans un livre. Il y en a d'autres, plus rares, pour qui le monde est un livre, un livre qu'ils tentent de lire pour eux-mêmes et pour les autres. Borges était de ceux-là", affirme Alberto Manguel.
"Après Borges, après la révélation du fait que c'est le lecteur qui donne leur vie et leur titre aux œuvres littéraires, la notion de littérature comme création exclusive de son auteur devient impossible."
J'aime bien l'idée que ce soit le lecteur qui fasse le livre.

Éditions Actes Sud, Collection Babel n° 683, 2005, 96 pages.