lundi 21 octobre 2024

Ah ! ça ira

Laure Murat découvre, en lisant Proust, que sa famille aristocratique a servi de modèle à l'écrivain (et certains membres y figurent sous leur propre nom). Il a, en effet, été reçu par ses arrières-grands-parents.
En rupture avec son milieu, l'autrice est considérée comme une "fille perdue" pour cause d'homosexualité.
Mieux encore, elle trouve, dans À la recherche du temps perdu, une consolation car il décrit comme personne les siens où tout n'est qu'apparence et représentation, codes et rituels, traits d'humour et bons mots... sans jamais rien dire. C'est le règne de la mise en scène et de l'hypocrisie, du grand vide.
Elle décode au fil des pages de cet essai, Proust, roman familial, ce que représente sa famille et sa propre expérience.
Elle clame son amour de la littérature — et surtout de Proust qu'elle lit entre réalité et fiction. C'est une révélation et une libération car il lui donne les clés pour s'affranchir de cette caste et de ce qu'on attend des filles de sa lignée : se marier et avoir des enfants.
De sa vie personnelle, elle ouvre les portes vers l'universel et l'émancipation possible de chacun.
Elle ne manque pas d'humour et de bons mots, et son propos fait sens.

Le livre a reçu le Prix Médicis de l'essai 2023 et le Prix Jean d'Ormesson 2024.

Robert Laffont, 2023, 252 pages.

dimanche 20 octobre 2024

Les mets et les mots

Ryoko Sekiguchi, dans La terre est une marmite, s'interroge sur notre rapport à la nourriture avec ce petit pas de côté qui dérange un peu ou surprend, comme quand elle imagine quel goût pourrait avoir son propre corps !
Elle s'adresse aux enfants dans ce texte de conférence et n'hésite pas à mettre les pieds dans les plats pour mieux nous faire réfléchir.
Son grand-père était éditeur et sa mère dirigeait une école de cuisine. Donc l'autrice se sent héritière des deux domaines : les mots et les mets.
Traductrice, elle navigue entre les langues et les cuisines, car chaque culture culinaire a son langage et sa grammaire.
Elle affirme que la nourriture nécessite d'être nommée, que tous les plats ont des noms, même si on les invente. Parfois, le manque d'habitude ou la façon de nommer peut changer notre "vision", notre goût, nos sens.
Entre philosophie et poésie, une façon étonnante de voir, goûter et comprendre ce que nous mangeons.

Bayard, 2024, 90 pages.

mercredi 16 octobre 2024

Cinquante nuances de plats

Voilà un essai instructif et plein d'humour sur L'histoire de l'humanité en cinquante plats, de l'Anglaise Uta Seeburg, qui commence par Comment bien cuisiner le mammouth ?
En effet, que sait-on des premiers hommes et de leurs activités de chasseurs-cueilleurs ? À quoi servaient les épices à la Renaissance ? Comment le contenu de notre assiette d'aujourd'hui y est arrivé ?
On apprend mille et une anecdotes sur la façon de manger et les ingrédients, ici ou là, au fil du temps.
On commence donc par le mammouth, vers 11 000 ans avant notre ère, jusqu'aux dîners par temps de pandémie de Covid, partout dans le monde, en passant par le hamburger américain (1948), la soupe de vermicelles chinoise (1958), le pique-nique vers 1790, les nigiri sushi japonais (vers 1830), le curry indien (vers 1500), le tea time anglais (vers 1700), la potée d'agneau de Babylone (vers 1730 avant notre ère), la langouste belle aurore française (1933)...
Forcément, on a longtemps mangé ce qu'on trouvait à proximité. Les famines ou le commerce international ont changé la donne, pour le meilleur et pour le pire. Et l'on se rend compte que, finalement, les circuits courts et l'autonomie alimentaire des territoires permettraient de résister aux crises...
C'est très documenté et on se délecte.
Un essai vraiment savoureux !

Buchet-Chastel, 2024, 256 pages.

Quand on aime, on ne compte pas ?

On s'en doutait bien et on le savait depuis longtemps mais Lucile Quillet (textes) et Tiffany Cooper (dessins) le prouvent par A + B dans Le prix à payer : le couple hétéro appauvrit les femmes. (Le sous-titre est : Pourquoi le couple hétéro appauvrit les femmes et nuit à l'amour.)
Lucile Quillet transforme ici son essai (paru en 2021 aux Liens qui Libèrent) en BD et fait les comptes en trois parties : avant le couple, pendant le couple et après le couple. C'est consternant, évidemment, mais raconté avec le plus possible d'humour.
Le tabou de l'argent cache des a priori sur la question, surtout pour les femmes. Par exemple, si elles parlent trop d'argent, elles passent pour vénales. Sinon, on fait comme si elles n'y comprenaient rien (et elles n'y sont pas du tout encouragées).
Déjà, d'une manière générale, leurs salaires sont moins élevés. C'est limite mal vu si elles gagnent davantage que l'homme dans un couple. Ajoutons que leurs dépenses sont plus élevées, comme les "frais de représentation" (esthétique et cosmétique), ou de contraception.
Même à salaire égal, les rôles traditionnels ont vite fait de les cantonner à certaines activités et tâches, comme le fait de mettre de côté leur carrière si leur compagnon est muté ou s'ils ont des enfants. Sans parler de tout le travail gratuit (avec la charge mentale qui va avec) qui n'est jamais comptabilisé en contre-partie.
Le partage des frais, au prorata, n'est pas vraiment équitable selon la façon dont on calcule ou ce qui est payé par l'un ou par l'autre. C'est clairement expliqué : 1 + 1 = parfois -1 !
Bref, socialement, être une femme implique des obligations personnelles, physiques et économiques qui ne sont n'est pas prêtes de se résorber.
Mais cela peut se comprendre : qui a envie de perdre ses privilèges ?

Leduc et Les Liens qui libèrent, 2024, 176 pages.

lundi 14 octobre 2024

Japon d'hier et d'aujourd'hui

Comme le dit Françoise Moréchand-Nagataki, personnalité franco-japonaise très connue au Japon, dans sa préface : "Celui qui visite le Japon n'en revient jamais complètement. Une part de lui-même demeure là-bas. C'est le cas de Pierre-Antoine Donnet."
Pour qui s'intéresse à ce pays et ses habitants, le livre de Pierre-Antoine Donnet,
Japon. L'envol vers la modernité
, est agréable à lire et complet sur ce pays complexe, son histoire, ancienne et moderne, sa société, le rôle des femmes, l'éducation, les jeunes, le rapport à la nature, les traditions, les codes, ses ressources, ses difficultés, son insularité, sa politique...
L'auteur a été correspondant à Tokyo pour l'agence France-Presse : il peut ainsi témoigner de ce qu'il a réellement connu et démythifier quelques a priori, par exemple les idées reçues sur les geishas.
Si on ne perce pas les secrets impénétrables des Japonais, on s'en rapproche de très près.

L'Aube, 2024, 344 pages.

L'art et la manière d'écrire

Quel joli titre que ce Nécessaire d'écriture, écrit à deux, par Jean Rouaud et Nathalie Skowronek !
Plutôt que de faire référence à une boîte à outils, il est plus délicat d'évoquer le nécessaire de couture. C'est aussi plus adéquat, quand on connait l'histoire de la famille de l'autrice dans le milieu de la couture et du prêt-à-porter (voir Un monde sur mesure). Il est question, comme pour un vêtement, de bâtir, de faufiler, d'assembler, de garder les chutes, de créer un patchwork comme un ajustement de hasards heureux qui fera œuvre.
C'est surtout un travail de minutie, de patience et de persévérance.
Pas à pas, ou plutôt point après point, à chaque étape et pour chaque partie d'un texte, les auteurs guident les "jeunes romanciers" : le sujet, l'inspiration, le titre, l'incipit, le style, l'influence, le genre, les dialogues, etc.
De nombreux exemples et extraits d'œuvres, pour s'entraîner "à la façon de", donnent aussi envie de lire d'autres livres, de combler nos lacunes toujours plus béantes et sans fond. Car lire et écrire sont indissociables.
Bien sûr, les deux auteurs, qui sont romanciers et animent des ateliers d'écriture, témoignent de leurs propres expériences.
S'il n'y a pas vraiment de recette magique pour bien écrire, il y a de grandes lignes à respecter, des méthodes à adopter et de bons ingrédients à utiliser.
Ces conseils, pistes de réflexions n'ont d'autre but que de démythifier la page blanche et de donner envie de se lancer. C'est donc un livre qui inspire.

Seghers, 2024, 320 pages.

lundi 7 octobre 2024

Les gens, c'est nous

Quand Philippe Delerm annonce que Les Gens sont comme ça (sous-titre : et autres petites phrases métaphysiques), il parle bien souvent de nous, ou de quelqu'un que nous connaissons tous.
C'est toujours avec tendresse et indulgence qu'il dissèque et analyse les expressions toutes faites que nous employons sans trop réfléchir, parfois sans trop savoir exactement quoi dire.
Ces tournures s'emploient dans des situations particulières qu'il se plait à décrire avec l'acuité et la clairvoyance qu'on lui connait. Dans de courts textes dont il a fait sa spécialité, il nous en révèle toutes les minuscules intentions et les sous-entendus.
C'est comme s'il développait les points de suspension et les silences, comme s'il faisait apparaître les pensées des gens. Et les gens, c'est nous : nous ne pouvons qu'approuver ce qu'il décèle.
Il s'agit souvent de façons de parler anodines et populaires, pas spécialement élégantes, souvent agaçantes, auxquelles on ne ferait pas attention. En tout cas, on n'en ferait pas l'éloge. Mais il les attrape avec des pincettes, les observe au microscope, les grossit en construisant une histoire et/ou un développement métaphysique et les rend soudain intéressantes : elles deviennent prétexte (pré-texte) à des textes littéraires. C'est épatant.
Je dirais même : c'est Oulipien ! 

En voici quelques-unes :
Je ne souhaite cela à personne
Tu me donneras la recette
Ah oui, non mais moi
Moi, je crois beaucoup à ça
Elle m'a fait une angine
C'est ni fait ni à faire
Tu vas sortir de ta zone de confort
C'est mignon
T'inquiète
C'est que du bonheur

(et ce sera le mot de la fin)

Seuil, 2024, 120 pages.

D'autres chroniques sur les livres de Philippe Delerm :
- Les i
nstants suspendus ;
- New York sans New York ;
La vie en relief ;
- L'extase du selfie et autres gestes qui nous disent ;
- Et vous avez eu beau temps ? La perfidie ordinaire des petites phrases ;
- Journal d'un homme heureux ;
- Je vais passer pour un vieux con et autres petites phrases qui en disent long ;
- Elle marchait sur un fil ;
- Les eaux troubles du mojito et autres belles raisons d'habiter la terre. 

dimanche 6 octobre 2024

Le pouvoir de la nature

Kathy Willis a fondé et dirigé l'Institut de biodiversité de l'université d'Oxford qui vise à protéger la biodiversité, puis est devenue directrice scientifique des Jardins botaniques royaux de Kew, à Londres. Entourée de plantes, ces échanges quotidiens ont changé sa façon de les considérer.
Elle a remarqué, au fil des jours, l'influence de cet environnement végétal : elle ressentait un profond sentiment de bien-être.
Elle s'est donc basée sur des études scientifiques pour écrire ce livre intitulé : Naturel. Pourquoi voir, sentir, toucher et écouter les plantes nous fait du bien.
Dans une forêt, un espace vert, un jardin, en jardinant ou en nous occupant de nos plantes d'intérieur, tous nos sens (vue, ouïe, odorat, toucher) sont naturellement connectés à l'environnement : au bout d'un moment, nous nous sentons rééquilibrés, c'est-à-dire apaisés si nous étions stressés, et revigorés si nous étions fatigués.
Je ne peux qu'être convaincue par cet essai, puisque moi aussi je suis autrice d'un livre sur les bienfaits de la nature sur notre santé : Quand les arbres nous inspirent.

Seuil, 2024, 320 pages.


Les mères dépossédées de La Réunion

Comme l'écrit Sophie Adriansen, la scénariste de ce livre illustré par Anjale : "Si l'affaire des enfants de la Creuse a fait l'objet de traitements — documentaires, fictionnels* — comme d'actions en justice, celle-ci, concernant pourtant la même île, était restée sous silence. Jusqu'à ce que les travaux de Françoise Vergès et de Jarmila Buzkova l'exhument en 2017 et 2018. Pendant que dans l'Hexagone, des femmes se battaient pour le droit à la contraception et à l'IVG, pendant que des médecins risquaient la prison en pratiquant des avortements clandestins, à La Réunion, d'autres femmes étaient avortées et stérilisées sans leur consentement."
Le roman-essai graphique Outre Mères. Le scandale des avortements forcés à La Réunion croise donc les deux situations, en Métropole et surtout à La Réunion, et retrace comment, dans les années 70, des femmes sont victimes d'interruptions de grossesses forcées et de stérilisations, sans même qu'elles en soient informées.
Il montre très bien comment un réseau de médecins a permis cela, sans que cela n'alerte vraiment la Sécurité sociale et encore moins le Planning familial qui semblait même partie prenante.
Ou comment les effets de la colonisation vont jusque dans le corps des femmes en décidant à leur place.
Bravo à Anjale, dessinatrice du Margouillat, qui a rendu cette histoire encore plus émouvante.

Vuibert, 2024, 208 pages.

* Lire l'excellent album de bande dessinée, Piments zoizos, de Tehem sur ce sujet.

Demain est un autre jour

C'est une lecture que l'on pourrait remettre au lendemain, mais le titre est positif : Petit éloge de la procrastination. Il y aurait donc de bons côtés à ce que l'on nous présente comme un défaut ?
Emmanuel Villin nous propose de laisser son livre dans notre pile de livres à lire ou de suivre ses exemples, extraits de la littérature.
Je n'ai pas procrastiné : la curiosité l'a emporté et c'est avec gourmandise que j'ai lu cet essai instructif et plein d'humour.
En effet, un des chapitres ne comporte qu'un titre et une page blanche : Où l'auteur s'adonne à une tâche autre que la rédaction de ce livre.
Nous luttons avec plus ou moins de succès contre cette tendance qui nous guette insidieusement : remettre à plus tard ce que nous devions déjà faire hier...
L'auteur nous apprend qu'il existe une société des Amis de Bartleby, ce personnage de Melville qui bat tous les records d'inertie et de procrastination. C'est un des premiers adeptes du quiet quitting, ou démission silencieuse en français, qui consiste à en faire le moins possible au travail sans se faire licencier.
Sinon, à dose raisonnable, ce n'est généralement pas une maladie, comme l'attestent les neurosciences. Il y a des situations que l'on reporte parce qu'elles ne sont pas plaisantes. Et parfois, ce n'est pas le bon moment. Faire une pause, c'est aussi recharger les batteries. Les génies ont su se servir de ce décalage dans le passage à l'action.
Il y a aussi des procrastinations intelligentes et d'autres qui le sont moins. Par exemple, on perd son temps à scroller sur Internet en enrichissant les GAFAM. Or, on ne perd pas son temps en lisant ce livre.
Enfin, Emmanuel Villin, après avoir puisé dans sa bibliothèque, nous décline sa playlist des chansons nonchalantes qui invitent à la paresse.

Éditions Les pérégrines, 2024, 178 pages.